Là où les amoureux s’embrassent éphémères, là où les douleurs solitaires raisonnent en silence, là où le regard se noie dans l’infini… lui demeurait dans l’attente, assis sur la barrière, assis là face au vide. Trouvé au hasard un livre dans les mains, le grain des pages vieillies entre les doigts, là dans la nuit tombante.

Attendre quoi ?

tu sais plus, brume. ce que tu es, ce que tu veux. t'as le coeur qui flotte au gré des mouvements que la vie te donne. des péripéties. mais là, t'es triste. tu montes les marches jusqu'au belvédère, la mort dans l'âme. il n'y a rien pourtant : rien de plus que d'habitude. ces jambes qui te font défaut deviennent un fardeau. t'as besoin de bouger, de marcher, de vivre pour oublier. oublier que bientôt, du fauteuil tu ne te sépareras plus. que bientôt, tu seras infirme ; impotente. qu'on te fixera avec de la pitié, de la compassion dont tu ne veux pas. et quand t'arrives, tu t'attends ; t'espères être seule. mais c'est pas le cas. tu fixes quelques secondes l'homme qui est plongé dans son livre avant de t'éclaircir la voix. « bonsoir. » tu murmures. t'as des faiblesses dans les jambes, mais t'as pas pris tes supports ; tes béquilles. « je ne veux pas vous déranger. faîtes comme si je n'étais pas là. » t'ajoutes dans un souffle. puis tu t'approches de la barrière et tu regardes la ville en inspirant profondément. en tentant d'évacuer à chaque expiration, tout le chagrin qui pèse sur ton coeur qui bientôt ne sera plus qu'ablation.

Quelque part à cet instant (il ne le savait pas encore), une âme inconnue approchait, des pas s’accrochaient aux marches, une caresse rousse glissait dans la nuit. Confiée à l’air noir – quelles étaient ses peines, à quoi ressemblaient les larmes qu’elle retenait ? Quelles mains l’avaient échappée pour qu’elle se perde ici, et le souffle proche de quelles lèvres lui manquait maintenant ? Elle s’avança jusqu’à la barrière, offrait sa voix, évacuait sa présence d’une parole.

L’air noir mangeait de son ombre la page, les yeux même plissés faisaient difficilement maintenant le tour des petites lettres. Les vers salvateurs, ces mots de l’expiation bientôt deviendraient noirs aussi, rien ne ferait plus sens, la nuit les prendrait, inaccessibles, alors il fallait faire vite.

« C’est comme si l’immense porte peinte du jour avait tourné sur ses gonds invisibles, et je sors dans la nuit, je sors enfin, je passe, et le temps passe aussi la porte sur mes pas, » lut-il doucement, après s’être tu un long moment et avec respect. Dans sa voix désormais, il y avait quelque chose comme l’envie de partager cette émotion poétique qui le touchait, l’aidait. « Le noir n’est plus ce mur encrassé par la suie du jour éteint, je le franchis ; c’est l’air limpide, taciturne. J’avance enfin parmi les feuilles apaisées, je puis enfin faire ces quelques pas, léger comme l’ombre de l’air. »

Et puis elle pourrait croire qu’il l’avait écoutée, qu’il avait lu pour lui, comme si elle n’était pas là – sauf qu’elle était là, elle était bien là, et il était heureux qu’elle soit là.