La pluie s’est ajoutée à la rosée matinale pour tremper la ville. Le lac, lui, s’en fout, exactement comme l’homme en manteau noir qui s’avance le long du chemin de terre tracé à la va-vite pour faire croire à l’œuvre de la nature. Ses chaussures de cuir aux boucles brillantes viennent heurter leur noblesse dans la saleté de la boue, il aperçoit une mère hurler sur son gamin qui a retiré sa capuche. Il bruine à peine, madame, tout va bien… Le regard d’une joggeuse glisse sur lui au passage, il le sent comme on sent les regards qu’on pose sur nous, sans les voir. Le flirt pour plus tard, il l’a quitté ce matin parce que c’était déjà trop long, une nuit. Une nuit dans des bras qui vous enserrent comme persuadés que vous leur appartenez. Vraiment pas. Une petite tête blonde dépasse des hautes herbes mouillées. Alice se serait-elle évadée du pays des merveilles ? Il tend le cou pour la regarder. Yeux fermés. Peut-être une des ces adeptes de la nouvelle mode occidentale, méditation zen ? Les mains dans les poches, il reste là, debout en face d’elle, suffisamment loin, depuis les berges, à l’observer. C’est agréable, de voir sans être vu, vous comprenez. Surtout pour un homme comme lui, qui se donne déjà bien trop souvent à admirer.  

Douce Sora, si tu les voyais, les regards de ces gens qui se croisent et se dévisagent. Les gens sont comme ça. Ils aiment s'inventer des histoires d'amour fictives avec des gens croisés au détour d'une rue, des histoires plus tristes, des histoires plus sombres. Sora assise sur l'herbe, elle oublie les gens autour, elle oublié même la pluie qui doucement tombe sur ces épaules couvertes. Elle a froid pour rien, tout le temps. Mais c'est pas important, pas assez pour qu'elle détourne le regard du lac. Pas encore. Sora elle sait bien être seule, se raconter des choses, souvent belles. Se dire qu'en y regardant bien, Bar Harbor semble être un bel endroit. Un endroit où peut être elle pourrait trouver une place. Un semblant d'espace qui lui ferait dire, qu'elle est bien, qu'elle a des amis qu'elle connait et apprécie.Que la mer dans son ventre monte non pas parce qu'elle se sent perdue, mais parce qu'elle se sent bien. Brillante même.
Elle pourrait briller Sora, là face au lac, si du bruit derrière elle la forçait pas a se lever. Se retourner. Personne la force, mais la femme derrière elle crie de plus en plus fort sur cet enfant qui refuse de se couvrir. L'idiote. Sora elle voudrait se lever, bondir et lui dire, de le laisser tranquille, que la pluie ne blesse pas les enfants. Mais elle ne le fait pas. Son regard tombe sur une ombre un peu plus loin. Le chevalier noir caché derrière pas grand chose, et qui ne se cache presque de la regarder. Ca fait bondir le coeur de Sora qui se lève et s'avance vers lui, la tête rentrée pour se protéger de la bruine.
La courageuse.
Vous comptez m'agresser ?
Pour la fixer comme ça.

Elle le voit, elle le capte avec cet air qu’ont les hiboux quand ils aperçoivent quelque chose qui les regarde. Outrée, jolie et outrée, en vérité. Il n’avait pas vu qu’elle était jolie, de loin, quand, la tête baissée, elle fermait les yeux. Elle se redresse, il est déçu. La déranger, l’effrayer n’était vraiment pas son idée, mais faut dire… Regarde-toi, Rick, avec ta taille haute, ton manteau noir, ta barbe sauvage… Elle s’avance vers lui comme une enfant curieuse, et un peu méfiante aussi. Sa remarque lui fait hausser un sourcil, avant de faire naitre sur ses lèvres un sourire en coin. Avouez que ça manquerait de suspense, il répond dans un presque murmure. Il l’observe, la détaille de l’acier de ses iris, se rend compte qu’elle n’est plus jolie mais belle, pas grâce à son visage mais à son allure, son nez retroussé posé devant lui prêt à lui rire au sien, et il devine, au bout de ses doigts, de petites griffes qui peuvent planter fort. Haussement d’épaules. A vrai dire, je ne comptais même pas vous parler. Je vous regardais de loin, comme on découvre un animal d’une beauté sauvage et qu’on espère se faire oublier pour partager un peu de sa différence paisible. Mais forcément, je ne suis pas le meilleur des explorateurs, assène-t-il, comme agacé par ce constat. Je suis un peu déçu, comme si le chat allongé à côté de moi sur le dossier de mon canapé s’était soudain mis à me parler, vous voyez ? Elle voit peut-être, ou alors pas du tout. Aïe. Ça ne veut pas dire que votre conversation n’est pas agréable, ajoute-t-il aimablement, comme pour se faire pardonner d’avoir été trop sincère.  

Elle l’observe, il l’observe, et dans ses yeux, au fond des iris étranges, il discerne l’ennui, l’agressivité, tout à fois. Le même feu semble brûler dans ses yeux à elle qu’il brûle dans les siens. Celui qui désire le regard et le rejette, celui qui réclame la caresse pour la repousser ensuite. Sa remarque, bien tournée, sur sa folie lui arrache un rire. Il se passe une main dans les cheveux, les rabattant en arrière, ses yeux courant se perdre dans les hauteurs herbeuses encore trempées. Pour quoi faire ? Vous êtes courageuse. Vous venez devant moi, me poser directement la question sans cligner des yeux, sans détourner le regard. Vous auriez été prête à me déchirer si j’avais posé la main sur vous sans votre accord, dit-il en regardant ailleurs. Je crois… que les agresseurs préfèrent la peur au courage. Ils ne sont pas fous… Malades, très sûrement, mais la folie fait faire d’autres choses que du mal à son prochain… La folie est créatrice d’inexistants. Son regard s’éclaire soudain lorsqu’il se repose sur elle. Oui, il brille, il scintille d’un halo perméable à toute chose, à tout être. Moi, je le suis. Je peux être fou très rapidement, et de beaucoup de choses. Enfin, c’est une question de vocabulaire. Vous dites « fou », je dis « passionné ». Ils ont sûrement l’air de deux idiots en speed-dating, à s’observer debout l’un en face de l’autre en parfaits étrangers, mais Rick adore ça, le premier contact, premier moment de gêne entière mêlée à la fascination. Nous attendrons bientôt la fin de ce premier instant, et alors il sera trop tard pour recommencer. C’est pour ça qu’il choisit toujours bien ses mots, soigneusement, espérant secrètement les inscrire quelque part en ce qu’il a en face de lui. En l’occurrence, la femme sauvage qui, si elle a cru voir en lui un apprivoiseur, s’est trompée. Lui, il voulait en faire un poème, une pièce, quelques mots. Et parce qu’elle est venue s’y frotter, elle est soudainement devenue réelle.

Un instant, elle se prend a apprécier son rire, comme si par son acte il l'autorisait à respirer alors que tout jusqu'à présent préconisait l'apnée. Le courage en cet instant semble bien proche de la folie. Un voisin peut être, un frère ou un cousin. Fallait il être fou ou simplement courageux pour s'approcher du loup ? Elle regrettera, peut être. En attendant, elle s'applique a retenir sa respiration pour ne pas trahir une quelconque angoisse. Du bout des lèvres elle sourit avant d'hausser les épaules.
Peut être êtes vous trop aveugle pour discerner la peur. J'aurais été folle à mon tour de croire que j'aurais pu vous résister, si vous m'aviez agressé.
Une avalanche de mots dans la bouche de Sora qui immédiatement cesse, retenant ses lèvres d'en dire plus au poète. Ses yeux en revanche, tombe brusquement dans les siens, se laissant surprenant par l'infini qui s'y trouve, par cette folie qu'il appelle aussi passion. Et son coeur qui bat vite, affolé par ce tête à tête. Il murmure les mots d'une manière fracassante, presque trop forte. Il a cette manière de faire qu'elle ne connait pas. Sachez combien l'inconnu peut être déstabilisant. La bruine redevient pluie, et Sora chasse le regard de l'inconnu pour se détourner de lui. Personne n'aime être déstabilisé. Alors doucement, elle laisse retomber sa capuche sur ces cheveux, avant de glisser les mains au fond de ces poches, qui pour l'image auraient pu être trouées.
On m'a appris a ne pas m'attarder avec les fou, ou les passionnés, c'est une question de vocabulaire. Comme vous le dites si bien, c'est un mal dans lequel on peut tomber trop rapidement.
La question est de savoir si on y est pas déjà tombé.

Le rire de Rick est communicatif. Comme une musique grondante et sourde, ronronnante et cassée. Un son de vécu, d’espoirs, de rêves, parfois brisés, et d’idéaux. Loin de lui les utopies, il fait vivre son monde de ses pantins, y dessine ses envies. Le souffle, à peine esquissé mais bien là, chaud et vivant de la femme blonde lui parvient, sucré et parfumé comme doit l’être sa peau. Peut-être leur tout premier contact. Et peut-être le dernier. C’est Rick, il aime ce moment, il hume son expiration comme un se délecte d’une fragrance payée des milliers de dollars. Elle se reprend, très vite, comme honteuse de cet instant de communion qui lui a échappé. Il l’observe tandis qu’elle se défend, qu’elle cherche et trouve des mots qui lui semblent adéquats à la situation. Il sourit, séduit par ses tentatives, qui se retournent lentement sur elle et font dériver son regard ailleurs que dans le sien. Ses pupilles basculent et quittent le cercle qui les unissait. Il insiste, joueur. Vous êtes donc venue me voir dans l’optique de ne pas me résister ? Il demande dans un léger sourire, malin. Oh, elle voudrait fuir, fuir et rester à la fois, se donner, se perdre à son contact et s’enfuir à toutes jambes. Il entend les battements de son cœur tambouriner contre son torse cachée sous des couches de vêtements chauds, il la voit recouvrir sa blondeur fascinante de sa capuche et, en signe de départ, glisser les mains dans ses poches, comme un petit chaperon pressé de rejoindre une adresse qu’elle a déjà donnée au loup… Comme pour, inconsciemment, être sûre de l’y retrouver après l’au revoir. Ses mots lui arrachent un nouveau sourire, persuadé qu’il est qu’elle va s’en aller, là, dans l’instant, sur ces dernières paroles qui confirment son impression. Ses sensations. Je comprends, murmure-t-il, prêt à la laisser partir. Mais avant… Laissez-moi juste un prénom… S’il vous plait. Peu importe le vrai et le faux. Celui avec lequel je pourrai vous redessiner en rêve, pour plus tard. Achève-t-il en haussant, à son tour, ses épaules comme si rien de tout ça n’avait plus d’importance.

Elle s'en ira, maintenant ou plus tard, elle finira par partira. Peut être quand le temps voudra bien hurler aux gens d'aller s'abriter chez eux. Ou peut être juste maintenant, pour être sûr de ne pas replonger dans ces drôles de regards qu'il lance vers elle, l'insistant. Pourtant il la fait rire, doucement, comme une caresse ou un baiser. Elle l'idiote qui s'est perdue a trop vouloir jouer, a trop vouloir s'approcher. L'enfant qui par ces tentatives maladroites tente d'échapper à la gueule du loup. Ou a tout autre chose. Le loup n'est pas toujours fautif. Peut être est ce seulement ça, peut être s'est elle approché dans l'idée de ne pas résister. De rendre réel l'objet lointain qu'il contemplait.
Surement. Mais vous n'en avez pas voulu. Vous m'avez un peu déçu.
Elle est légère Sora, comme un vent qui murmure, qui cherche à jouer au jeu qu'on lui propose. S'il est des règles alors elle ne les comprend pas. Il n'y a que lui et les poèmes de sa bouche. Lui qui finit par devenir part entière du décor. Entre l'eau et les arbres, il bouge à peine, étire parfois les lèvres. Il semble chez lui, comme il doit le sembler partout. Un instant, elle lui envie son assurance, la manière dont ces mots réussisse à faire monter la mer, l'agiter dans son ventre. Cette douceur avec laquelle, sans la toucher, il réussit à la retenir, faire qu'un instant supplémentaire, elle respire assez fort pour tenir l'apnée. Il semble résigné, juste assez pour la faire douté du bien fondé de son départ. Peut être le moment n'est il pas encore venu. Peut être le jeu n'a t'il pas assez duré. Pourtant Sora, en guise de réponse, s'autorise à sourire, et chercher à son tour le regard tant convoité.
Les gens demande rarement son prénom.
En fait, les gens ne demande jamais.
Sora. C'est mon vrai prénom, je m'appelle Sora.
Sora l'idiote qui ignore si la rigueur voudrait qu'elle lui tende la main. La voilà fragile, de lui offrir ainsi un morceau d'elle. Et incapable de s'enfuir.
Je retourne en ville... M'accompagnerez vous ?

On dirait qu’elle s’en veut. De lui répondre, de se livrer par ses paroles, de dire ce qu’elle n’a pas fait et ne fera jamais. Peut-être est-elle seulement courageuse par les mots, il pense en la regardant. Pas de gêne à l’observer, non, pas de fausse pudeur de l’iris détourné, s’il vous plait. Il y a tant d’horreurs pour si peu de beautés dans ce monde qu’on n’a pas à voiler la pureté quand on la croise, même si elle est fuyante, même si elle semble s’ignorer elle-même. Il écarquille les yeux à l’entente de sa remarque, si surpris qu’il ne rit qu’à quelques secondes de décalage. En effet, il répond dans un sourire. Votre résistance est beaucoup trop agréable pour que j’y résiste, ajoute-t-il en levant les yeux au ciel après sa propre remarque, trop facile, mais il s’excuse. L’éloquence des lendemains de cuite est toujours un peu limite… Elle s’apprête à partir et lui à la retenir d’une dernière question : un prénom, c’est tout ce qu’il demande. Il en voudrait plus, mais le conditionnel n’a pas sa place dans cette rencontre. On parle au présent. Son prénom, son vrai prénom, c’est Sora. Sora comme au futur. C’est écrit, c’est un signe, il ne pourra pas ne pas la revoir, n’est-ce pas ? Qu’est-ce qu’il faudra savoir, Sora ? Elle lui semble pleine d’un mystère entretenu, poudré. Elle n’est pas maquillée, elle a les yeux trop clairs, transparents, presque globuleux tant ils sont immenses, comme s’ils contenaient la terre entière. Des lèvres épaisses sur lesquelles elle ne met, d’après lui, qu’un baume réparateur. Ses cheveux fins et blonds, attachés en un chignon rapide. Belle, et ignorante. Lui en sait trop, Sora, et déjà, il a presque honte d’en penser autant d’elle quand elle ne semble pas se penser elle-même. Mais son regard posé sur lui, curieux et presque conquis, lui laisse à penser qu’elle le sait. Qu’elle l’imagine et le dessine comme il le fait, une rencontre au premier degré, sauvage, éminemment pure. Il accueille le prénom en fermant les yeux, le temps que Sora se grave dans son esprit et qu’il ne puisse plus l’oublier. Sora sera le prénom de toute chose belle, pure, sauvage et proche, qu’il croisera dans cette vie ou dans les autres. Il emportera Sora avec lui, partout. C’est décidé. Il ne rouvre les yeux que quand elle reprend la parole et lui propose de la suivre. Ce qu’il fera sans réfléchir, par instinct. Son regard croise de nouveau le sien et l’attrape. Elle ne se dérobe pas. Sora décide. Ce n’est pas lui qui acceptera de l’accompagner mais elle qui voudra bien l’être. Merde, elle a les pleins pouvoirs. Il les lui a tous cédés. Dans un nouveau sourire, il lui tend son bras, pour qu’elle accepte d’y glisser le sien et qu’elle se laisse guider là où elle voudra aller.  

Les yeux fermés à son tour, elle cherche à comprendre, cette sensation si particulière, presque singulière, qu'on voudrait inscrire dans le temps. Ces sentiments partagés qui viennent se fracasser, avec violences, et douceur aussi parfois. Tant d'incohérences, d'avis partagés. Le dessin s'emmêle, se crée et se défait, en murmurant doucement que personne d'autre ne choisira pour elle. Lorsqu'il saisit son regard, devient voleur et l’accapare, elle hésite un instant à lui demander, de lui expliquer, de bien vouloir arrêter, d'être cette ombre qui doucement s'applique à l'enlacer. Comme si finalement, le hasard n'avait plus sa place, comme si quelqu'un décidait pour eux. Pour elle qui lorsqu'elle le regarde, semble persuadée de ne pas pouvoir s'en aller. Persuadée de ne pas pouvoir, s'il devait en être ainsi, ne plus le revoir. Il dit ne pas résiste à la résistance, pourtant, elle voudrait lui glisser qu'à présent, c'est elle, qui est incapable de résister. Lui résister peut être. Quand se dessine son visage lorsqu'elle ferme les yeux. Cette figure mystérieuse qu'il veut bien laisser entrevoir, parfois, au travers de son épais manteaux noir. Le conteur de merveilles, le fou ou bien le passionné. Lorsqu'il lui tend son bras, elle hésite a s'en emparer, de peur de toucher à la réalité, de heurter des vérités. Mais lui n'a pas peur, ou bien sait il seulement jouer. Dans d'autres circonstances, elle aurait aimé le regarder, s'installer à son tour dans une contemplation silencieuse, peindre leurs différences pour ensuite mieux les comprendre. Il aurait été le loup, qu'on observe sans oser s'approcher, l'animal qu'on évite de peur d'être blessé. Mais elle l'aurait regardé. Sa manière d'être lui, pour ne pas s'égarer.
Alors elle pour ne pas risquer de le faire disparaître, elle pose sa main sur son bras. Comme une brûlure, elle pose sans oser vraiment toucher. Elle ignore où elle va, mais il sera là. L'ombre a qui elle sourit, comme un merci murmuré en silence.
Et vous, par quel prénom est ce que je peux vous appeler ?
Sora redevient sauvage, et sépare sa main du bras du poète, pour mieux s'écarter, et partir marcher quelques mètres devant lui. Pour être sûre de rester en mesure de résister.

Le contact de sa main autour de son bras est celui d’un filet d’eau transparente, d’une ombre accrochée à l’ombre, comme deux allumettes qu’on craque l’une dans l’autre et dont la fumée s’entremêle. Inaccessible, Sora, même lorsqu’elle touche et qu’on pense l’avoir. Il faudrait être stupide pour croire qu’on a gagné. Que Sora est à soi. Sora n’est à personne, pas même à elle, alors pourquoi voudrais-tu qu’elle devienne tienne ? Elle est au monde, d’une étrange manière, et c’est comme si le monde lui rendait au centuple sa respiration, ses expirations. Rendu fou par ses visions, il se retourne en marchant pour voir les fleurs sur lesquelles elle a posé ses yeux fleurir dans son dos. Sora ne voit pas, elle sait. Elle ne dit pas, non plus, ne prévient pas lorsqu’elle se détache de lui et s’enfuit, lui montrant tout de même le chemin en avançant devant lui. Il la suit, religieusement, parce que le loup est curieux, le loup est conquis : qui sait ce qu’il trouvera au bout du chemin ? Un palais, une lande déserte, la chaumière de la grand-mère du chaperon. Noir, recouvert de son manteau épais, les mains glissées dans les poches et une mèche de cheveux que le vent a fait tomber sur son front, il suit d’un pas léger la blondeur de l’horizon. Ses petits pas hésitants, sa peur, bien sûr, de l’emmener trop loin. Il ne la voit pas sourire, mais il devine, derrière sa nuque mince et blanche sur laquelle tombent des ondulations d’or, une joie innocente. Elle est pure comme il est vicié. Blanche comme il est noir. Peut-être d’ailleurs s’est-elle brûlée en le touchant, et lui, comme un vampire sur lequel on a frôlé un crucifix, sent encore la pesanteur de sa main autour du bras, chacun de ses doigts y ayant laissé une empreinte argentée indélébile. Sora désire. Elle joue, comme lui, au jeu du prénom, au jeu du rêve et de l’imagination. Il sourit et avance plus vite, la rattrape pour ne plus marcher que derrière elle, presque contre elle, ses iris verts et bleus noyés dans le chignon de ses cheveux. Rick. Et je changerais si ça ne vous plait pas, souffle-t-il à demi mots. Ce n’est pas ce que Roméo a fait, quand bien même Juliette le lui demandait, Roméo, pourquoi es-tu Roméo ? Et Montaigu est resté Montaigu, et Roméo est mort Montaigu. Stupidité. Triste jeunesse ignorante des règles du jeu. Qu’elle demande, qu’elle dise, d’une parole ou d’un geste, et Rick ne sera plus Rick pour Sora et le reste du monde. Rick ne sera plus Rick à lui-même. Ils entrent dans la ville, le centre bouillonnant parce que dimanche, parce que les gens se reposent et les enfants jouent à des jeux cruels. L’effervescence du cœur de la ville le saisit, peut-être va-t-elle chez elle et l’y emmener, et vous savez ce qui arrive quand le loup entre dans la chaumière : il dévore. Pas question. Ses doigts s’avancent et, profitant de l’épaisseur de son manteau pour n’être pas importun, il l’arrête en les déposant autour de sa taille. S’avance jusqu’à frôler du bout de son nez pointu la chaleur de sa nuque. Pas plus loin s’il vous plait, murmure-t-il. Je ne veux pas vous embarrasser, il ajoute à voix très basse, dans la crainte qu’elle ne l’emporte trop loin dans la ville, trop près de chez elle. Et si elle regrette, une fois proche de sa rue ? Si elle prend peur, une fois devant le palier ? Elle le quitterait en évitant son regard et il mourrait.  

Rick. Rick comme une mélodie qu'on répéterait dans sa tête, une chanson qu'on essayerait d'inscrire dans sa mémoire. Elle n'oubliera pas. Elle gardera précieusement son prénom pour elle, comme un secret que personne d'autre ne doit entendre. Elle chérira ce souvenir, qu'elle essayera de le garder inchangé pour ne pas que le temps l’abîme. Pour ne pas que le temps abîme son visage ou même le souvenir un peu âcre de son parfum, celui de sa peau. Rick restera intact puisque c'est ainsi qu'il s'appelle. Elle refuse qu'il change. Alors un instant, elle se retourne vers lui, satisfaite qu'à son tour il ai joué le jeu, révélé cette part importante de lui. Voilà qu'ils changent, qu'ils ne sont plus inconnus. Je ne veux pas que vous changiez. C'est un joli prénom. Assez beau pour être le sien, celui du chasseur qui enveloppé dans son manteau a cessé de lui faire peur. S'il avait voulu, être le loup, il aurait pu bien avant, blesser l'oiseau, l'empêcher de voler. Pourtant, Sora est toujours là, marchant rapidement en s'assurant par moment qu'il ne s'en est pas allé. Mais il est là, quand ses doigts la retienne, et qu'il sombre à voix basse dans une confidence dénuée d'assurance. Douterait-il ? Et si c'était le cas, de quoi pourrait-il douter ? Son visage s'est approché de celui de Sora, assez proche pour qu'elle puisse sentir son souffle contre son visage. Le voilà fragile, les trains soudain tirés. Et Sora n'a jamais rendu les gens plus forts, elle les regardaient de loin sans savoir comment faire. Il est des femmes qui rendent les gens plus grands, ces magnifiques. Sora ne s'en ai jamais sentit capable. Cette vague sauvage qui déferle autour d'elle, la rendant incapable de choix raisonnés. Du bout des doigts, elle effleure la fourrure du loup, avant d'oser déposer sa main contre son torse, assez loin du coeur pour ne pas l'entendre s’emballer. Si vous m’embarrassiez, je ne vous aurais pas demandé de m'accompagner. Douce courageuse. Elle hausse les épaules. Mais si ne voulez pas aller plus loin, alors je m'arrête avec vous. Sora n'est plus prête à partir. Il n'a jamais vraiment été question qu'elle reste avec lui a jamais. Il finira par disparaitre, mais avant ça, elle se doit d'immortaliser son visage. Alors elle retire sa main, pour éviter à la flamme d'atteindre sa peau. Le noir ne doit pas se mélanger au blanc. Le gris serait bien trop triste. Assez pour abattre Sora, qui libérée recule sans pour autant quitter du regard le conteur. Si nous n'avancons plus, que proposez vous ?

Alors ce sera Rick. Parce que Sora le veut bien. Il incline la tête, signe qu’il a compris : il ne changera pas. Rick ne change jamais. Etant lui-même des milliards d’états, de sensations, de moments, rester fidèle à soi n’a jamais été une option. Les masques, les jeux, il les enchaine tous, les essaye, et, comme beaucoup, il réalise que certains lui vont mieux que d’autres. En un masque s’entremêlent un nombre infini de masque. L’hypocrite, c’est l’homme même. Le joueur, le rieur, le pleureur. Nos sentiments n’ont rien de naturel, rien d’animal, et c’est le monde entier qui est une scène, ceux qui refusent le masque intrinsèque à l’homme ne veulent pas s’accepter. Ils ne pourront jamais s’aimer. Sora aussi joue avec les masques, ceux de l’intéressée, de la fuyante, de la discrète, de la… sensuelle. Ses deux mains sur son torse l’électrisent, il les attrape entre les siennes pour les détacher de son corps. Pardonne-lui, dirait le Christ, car elle ne sait pas ce qu’elle fait. Ces mains ont-elles vraiment déjà touché un homme fasciné par elles ? Ont-elles déjà osé frôler la passion faite chair ? Il en doute. Sinon, comment s’y risquer sans frémir ? Elle s’arrête avec lui. Se stopper, c’est comme le suivre, c’est rester contre lui, à ses côtés. Sora s’enfuit tout en s’assurant toujours qu’il reste à portée de regard. Il sait ce qu’elle pense, il le devine dans ses gestes, ses attitudes, si femme, si esprit et chair de femme. Elle croit que ça ne durera pas. Leur rencontre, leur avenir, aussi soudain et éphémère que leurs regards échangés, leurs tensions entremêlées, et ces mains sur les corps, sur les endroits les plus irrésistibles du corps, la nuque, la taille, les hanches. Les bras. Qu’il aimerait la toucher, encore une fois, là où il n’y a eu aucun contact, jamais, là où aucun homme n’a eu l’idée de poser le doigt, la main, la bouche. Derrière l’oreille, dans ce rebond que fait l’os du crâne. Derrière la rotule, sur ce coussin de chair tendre que personne ne voit. Que proposes-tu, Rick ? Rick ? Perdu dans les affres du désir, Rick détourne soudain le regard. Il n’existe pas d’amour pur qui ne soit souillé par le désir. Parce qu’en ce monde, chair et âme ne font qu’une, et aimer l’âme, c’est aimer la chair. Il inspire et regarde autour de lui, mais n’y voit qu’elle. Partout, chaque badaud a son visage, chaque mannequin d’affiche publicitaire est elle. Tout est figé dans la ville, devenue Sora. Il repose ses yeux sur les siens. Restons là. Il hausse un sourcil devant son interrogation muette, et, lentement, d’un pas svelte, tourne autour d’elle en créant un cercle de ses pas. Essayez d’oublier… tout ce qui se trouve autour de nous… Derrière elle, ses mains rattrapent sa taille pour l’attirer contre lui. Si faible contact et si frustrant compte tenu de l’épaisseur de leurs manteaux respectifs… Il n’y a plus que vous et moi. Plus personne n’entend. Plus personne ne voit. Il ferme les yeux, inspire lentement son parfum naturel, tandis que deux mots, aussi doux et éphémères soient-ils, s’échappent de sa bouche. Sora et Rick.

Il danse, se déplace avec une élégance qui le rend incroyablement beau. Il n'est plus réel, malgré la tonalité de son prénom, il devient éphémère, ombre légère qui semble effleurer la vie. Il conte les histoires, et sous ses mots le reste disparait. Les passants s'évanouissent et ne subsiste que sa voix, cette caresse brulante au son de quoi tout son être palpite, prit de panique. Il danse silencieux, et un instant Sora ferme les yeux, goûte à la musique de ses pas contre les sol, la caresse un peu froide de la pluie qui ne cesse de tomber. Il prend possession de tout, s'impose maitre absolu. Mais qui est-il pour faire disparaitre tout le reste ? Les yeux de Sora s'ouvrent brusquement quand il s'empare de ses hanches, et malgré les épaisseurs qu'impose l'hiver, prend possession de sa peau. Qui est-il ? Sora et Rick. Douceur évidente. Sora et Rick. L'oiseau et le loup. Un oiseau qui dans la poitrine de Sora bat ses ailes de plus en plus vite, inquiété par cette soudaine proximité. Sora c'est la colombe, ce blanc immaculé. La passion a qui l'on murmure de ne pas trop s'éloigner. Lui à l'inverse semble habité par quelque chose de bien plus sombre, une bête peut être qui sommeil en son ventre. Alors du bout de ses doigts rendus froid par le temps, Sora effleure ses mains, un peu, avant de finalement s'en emparer pour ne plus qu'elles la touche. Sora joue jusqu'à ce que les règles ne lui plaisent plus. Celles là la rende fragile, la fragilité inquiète. Alors elle retire ces mains qui pourtant semble trouver leur place contre son corps, là a l'abris de ses hanches. Elle s'écarte un peu, se retourne face à lui pour sortir la tête de cette eau mouvante où il la noie. Dans ses yeux elle ignore ce qu'elle voit, peut être ce désir qui brûle violemment, ou simplement le loup qui aura prit le dessus sur l'homme. Le monde autour d'eux ne doit pas disparaître, parce que seule face à lui, Sora se retrouve incapable de lutter. Folle de s'être trop approchée. Qu'est ce que vous faites ? Délicatement, elle glisse derrière son oreille une mèche fugitive. Du bout des doigts, elle cherche sa capuche qu'elle glisse de nouveau sur ses cheveux, pas pour ce protéger de la pluie cette fois ci, mais pour donner a ce chaperon le pouvoir de la rendre à nouveau belle de courage. Excusez moi. qu'elle murmure le regard baissé, parce qu'au font, elle aimait ce qu'il lui offrait, cette proximité scabreuse. Elle aimait qu'il n'y ai que lui. Rick. Un bien joli prénom.

Fin de la danse. Sora ouvre les yeux, et oublie Rick. Soudainement, le monde réapparait autour d’eux, les gens et les bruits de leurs pas, de leurs paroles, leurs visages qu’il pense avoir déjà vus quelque part, peut-être en rêve, et Sora, jamais vue, inédite, disparue. Le tableau de leur duo s’évapore parce que Sora le veut. Elle se retourne et le fixe d’un œil plus distant, plus sauvage. Lentement, sa capuche remonte et recouvre ses cheveux : comme une Samson, elle connaît leur force, peut-être craint-elle, au fond, de les voir coupés et d’y perdre son pouvoir envoûtant – la force d’une femme. Une mèche rebelle rebondit contre la courbe de son oreille, il la suit du regard et se retient de l’attraper, l’enrouler autour de l’index. Ce serait presque du viol, alors qu’elle vient de se revêtir pudiquement. Les femmes que tu fréquentes ne ressemblent pas à celle-là, Rick. Elles sont plus faciles et toutes faites de chair, vaporeuses, elles ne sont pas l’oiseau maigre qui volette au-dessus de toi sans jamais se laisser enlacer. Ce qu’il fait ? Il sourit, tristement. Je crois que j’essayais de vous agresser, répond-il en levant les yeux vers elle. Vous aviez l’air de le désirer et… J’avais envie de vous faire ce plaisir, il ajoute en écho à leur ancienne discussion. Une agression parce qu’il n’a ni demandé ni attendu son consentement. Une volonté jaillie de lui de faire le vide autour d’eux pour qu’ils puissent se regarder, juste elle, juste lui, et n’y voir qu’eux deux. Sora s’excuse, ça n’est pas vrai. Il hausse les épaules, soudainement léger. Il n’y a pas de mal. Mais si. Il aurait préféré une gifle à une excuse, il aurait tendu la joue droite plutôt que de répondre que tout va bien d’un air relatif et poli. C’est comme s’ils n’avaient parcouru ensemble aucun chemin. Alors, il pourrait partir à son tour, pour de vrai, cette fois. Tourner le dos à l’oiseau et jouer le rôle du loup qui défie l’histoire : adieu, chaperon noir. Au revoir très vite au détour d’un chemin. Dans une autre direction. Ce serait une idée. Il se penche alors sur elle, presque sûr d'avoir fait son choix. Nous devrions nous quitter… J’aimerais vous manquer, souffle-t-il, le regard brillant. Ce serait lui montrer ce que c’est, d’être arraché à soi, de partir sans se suivre avec l’autre et se regarder disparaître en lui. Vivre à moitié sans pouvoir se retrouver, attendre, provoquer le hasard qui ne se laisse pas susciter. Ainsi nous verrions bien, Sora, si tu avais raison de savoir, et si le futur te va bien.

Comme dans chaque amitié où l’un a des pattes, l’autre des ailes, on a un problème de niveau. Sora est trop haute, Rick est trop bas, comment trouver un juste milieu ? Jamais, jamais il ne pourra la suivre dans les airs. Quelle cruauté de priver un oiseau de ses ailes, de l’obliger à sauter sur la terre ferme pour suivre son cœur. L’oiseau a besoin de sa liberté, de ses instants à lui. Il les lui laissera. Autant qu’elle le voudra, il partira d’un bond fou, loup lâché dans l’hiver mordant, laissant au-dessus de lui son oiseau s’envoler avec son âme. Il la lui prêtera, à condition d’être certain qu’elle reviendra. Comment savoir ? Son regard, devenu sérieux, presque méfiant, plonge dans le sien, cherche à en saisir la substance, la complexité. Des yeux bleus plus clairs que les siens, plus transparents, moins lisibles. Elle s’éloigne, il sourit. Il sait qu’elle reviendra vers lui dès qu’elle aura eu la satisfaction d’en être éloignée. Elle le retrouve, penaude comme une enfant qui s’en veut, comme une femme qu’on n’apprivoise pas. Ses mains enserrent les siennes et il dévore leur blancheur maladive, suit le tracé fin du réseau de ses veines au travers sa peau, remonte le long de ses bras jusqu’à la douceur invisible qui se cache sous son manteau. Lui laisser du temps… Il soupire, regarde ailleurs. Elle a toujours ses mains dans les siennes et il serre, il la rapproche de lui pour se rattraper tant bien que mal à son regard. « Le temps… Il baisse les yeux à terre, contemple les pointes de leurs chaussures qui se touchent presque. Je viens d’avoir trente ans, Sora, et j’ai l’impression d’avoir vécu vingt siècles. Et jamais, jamais auparavant il n’en avait dit autant sur lui, sa lassitude profonde, sa faim, affamée, d’une nouveauté qui accélère la vie. Rick voit le quotidien déferler devant lui comme un spectateur passif regarde un film. J’ai vu passer les guerres, j’ai vu les grands amours tragiques, les trahisons et les suicides, j’ai vu les autres vivre et mourir trop tôt, trop mal, j’ai vu de belles morts, aussi, et des naissances olympiques. J’ai parfois même l’impression d’avoir déjà vu les dieux se disputer et se déchirer les faveurs des hommes… Il s’enflamme et la passion le réveille. Il ne lui dit pas. Qu’il est metteur en scène, que son nom est célèbre dans le monde entier et qu’elle pourrait le reconnaître en allant sur le net, en donnant son nom à des amis, qui diraient « mais oui ! ». Il se plait à être cet inconnu étrange et étranger. Celui dont on ne sait rien et qui a tout à prouver. Mais moi, qu’ai-je vécu ? Quand sera-t-il temps pour moi de vivre ? Il y a du désespoir dans sa voix, et cette demande muette qu’il lui fait de lui donner sa raison. Sa raison de vivre. Si vous avez du temps, pour moi, Sora… Donnez-le sans compter. Ses dernières paroles se noient dans un murmure tandis qu’il porte ses deux mains à ses lèvres et en embrasse le dos froid, glacé, qui pourtant lui brûle le visage.

Il raconte des histoires, et laisse finalement glisser la sienne. Mais debout face à lui, elle n'arrive pas à la trouver belle. L'histoire qu'il raconte déborde de tristesse, d'images que personne ne devrait avoir à voir. Et debout devant l'ombre, elle réalise l'enfant qu'elle est comparée à lui. Cette poupée dénuée d'histoire tragique, de destin long de plusieurs siècles. Elle l'innocente, pure jusque dans son histoire. Elle n'est pas grand chose, et peu de gens connaissent son nom. Alors de quelle manière pourrait elle aider ? Elle qui n'a que trop peu à lui offrir. Cette liberté fragile qu'elle s'octroie, cette simplicité qu'elle s'oblige à préserver. Pourtant sa voix est un aveu, et elle se retient de ne pas fondre tout entière contre lui. Lui dire de ne plus s’inquiéter, qu'elle sera là, que la terre aura beau faire ce qu'elle veut, elle sera incapable de voler trop loin de lui. Elle n'y survivrais pas. Elle se contenterais d'observer les autres, spectatrice. Certaines certitudes valent le coup qu'on se battent pour elle. Quand il embrasse ses mains, elle ferme les yeux et respire fort l'air à qui la pluie à donner l'odeur du souffre. Il brûle sa peau gelée, pourtant elle ne le repousse plus. Elle respire doucement et apprend à y trouver du plaisir. Un drôle de réconfort. « Je n'ai pas votre âge, encore moins vu ces choses dont vous parlez. Laissez moi seulement rattraper mon retard. » Du bout des lèvres, elle sourit, pour faire disparaître tout ce gris qui doucement les enlace. Elle déteste la sensation de l'avoir perdu. Alors laisse le revenir Sora. Porté par le vent, elle détache leurs doigts pour porter les siens jusqu'à son visage. Sans oser toucher, elle effleure sa joue rougie dont elle peut ressentir la chaleur. « En revanche, je n'ai jamais bien su compter, je peux donc vous faire la promesse de vous donner tout mon temps. »Elle le laissera lui apprendre ces choses de la vie, s'il veut bien les lui apprendre, s'il veut bien à son tour lui offrir de son temps. « J'aimerai beaucoup entendre votre vie. »

Elle est jeune, et le savoir l’emplit d’une joie étourdissante. Elle est jeune comme il se sent jeune, comme il n’a pas vu trente ans passer, comme il ne sentira sûrement pas le reste s’écouler non plus. Un jour, il se retrouvera mort, se redressera dans la tombe et, fantôme, contemplera son corps. Il se dira alors, tant de temps… Tant de temps est passé, et quand as-tu vécu, Rick ? Il caressera son visage inerte, ses yeux qui autrefois voyaient tout enfin fermés, et il dira, Sora. Sora est toujours là, quelque part entre la terre et le ciel. Elle vit pour toi, Rick, et porte en elle ton souvenir. Là et seulement là, le fantôme sourira. Buonae quieti. Voyageant dans les dédales de ses pupilles noires, seule consistance dans l’air pur de ses yeux, il se prend à sourire. Parce qu’elle se rapproche et le frôle, parce que l’oiseau a compris que le loup ne le mangera qu’en songe. Qu’elle pourrait se poser entre ses dents, dans sa gueule ouverte, qu’il ne la refermerait pour rien au monde. Elle doit voler. C’est ainsi qu’elle est faite, et aimer l’autre, ce n’est pas le changer. Déjà, il se sent prêt, prêt comme jamais il ne l’a été à aimer ses défauts, à n’essayer jamais de l’améliorer, de la modifier. Il se voir rire de ses colères et apprivoiser ses peurs, il se voit déverser en elle ses rêves et ses histoires, parce qu’elle se dit si prête à les recevoir. Sora, tu ne comprends pas. C’est cela qui te rend si précieuse, si belle et si faite pour moi. Tes deux bras qui s’ouvrent uniquement à moi, et ton visage tout prêt à m’entendre, à m’absorber, à m’adopter en toi. Il a rêvé d’une telle femme si longtemps, avant de se dire qu’elle n’existait tout simplement pas. Parce que les gens manquent de temps, comptent le temps, parce que les gens s’aiment trop pour se tuer, juste un peu, pour faire de la place à l’autre. Sora si humble, si faite pour lui, Sora qui l’a arrêté, lui, toujours pressé et bondissant, en face d’un lac, sans même le voir ni lui parler. Sora dont la plénitude l’a figé en pleine promenade. Sora qui ne pouvait pas ne pas être. Sora le futur. Sora qui ne compte pas, et qui compte plus que tout. Qu’elle lui dise non, un simple non, et il oubliera. Il la redessinera sur scène et la fera vivre à sa manière, dans le corps, les gestes et les paroles d’une autre. Elle deviendra personnage, il écrira son histoire. Un simple non, et Rick disparaitra. Elle voudrait entendre sa vie. Il sourit, amusé, observe son visage tout entier tourné vers lui et disponible pour accueillir l’histoire d’une vie. Recueillir chaque feuille qui tombera de l’arbre jeune qu’il est encore, l’aidant à se parer des atouts d’un nouvel été. Sora s’est rapprochée de Rick, une main tout contre les poils de sa barbe, le réchauffant d’un seul contact alors que tout autour d’eux est froid, glace et fumée. Il fond. C'est peut-être aujourd'hui qu'elle a commencée..., avoue-t-il dans un sourire conquis.

Elle rit doucement en retirant ses doigts, alors que les mots qu'il prononce ressemble peut être a un aveu de faiblesse de sa part. C'est beau et triste à la fois, que sa vie ai du attendre tant d'années pour bien vouloir commencer. L'histoire doit être sombre, assez pour que si peu de lumière fasse naître l'espoir d'autre chose. Pour lui elle peindra des couleurs, s'il le lui demandait. « Est ce que vous dites ça a toutes les filles que vous croisez, ou ai-je la chance de vous rendre... romantique ? » Elle ne veut pas le blesser, encore moins le fâcher, Sora est seulement redevenu légère, enfant espiègle. Elle veut le voir sourire, effacer la pluie par le pouvoir de ses lèvres, et de faire sourire les autres à son tour. Parce qu'il a cette manière de faire danser ses lèvres qui réussirait à faire battre le cœur d'un mort. Du bout des doigts, elle fait glisser la capuche contre ses cheveux. La voilà peut être assez naïve pour croire qu'elle n'a plus besoin de se protéger de lui, qu'il est cette douceur que laisse entrevoir ses mots. Le chaperon s'offre au loup, d'une certaine manière. « Est ce qu 'un jour vous me raconterez votre vie d'avant ? Je ne veux pas vous forcer, j'aimerais seulement savoir. Je n'ai pas grand chose à vous confier en échange, mais j’essayerai je vous le promets. » Elle aimerait pouvoir se rappeler de chaque chose qu'il dit, de chaque mot qu'il prononce, pour pouvoir avec le temps les garder intacts et protéger de tout. Il craint le temps, et à son tour elle craint qu'il n'abîme les choses. Mais elle ne le laissera pas faire. Elle se souviendra de tout, mais surtout elle se souviendra de Rick. Tellement fort qu'un jour quand on lui demandera d'écrire l'amour, le coeur qui bat fort et la peau qui se consume, elle n'aura à raconter que le lac, la pluie aussi, et son épais manteau noir.

Elle se rapproche encore mais délie ses mains, les désire libres. Il comprend et admire. Sa liberté est sans faille, sans faux-semblants, Sora est le Naturel pur, ce qui n’est pas pensé, pas réfléchi mais simplement attrapé au vol. Sora est une femme-oiseau. Une colombe blanche, élue oiseau de l’amour sans même savoir pourquoi – et sûrement la colombe ne le saura-t-elle jamais. Ça ne lui fait rien, à elle. Sa question, naïve et pourtant si juste, manque de lui arracher un rire. Rick est un baratineur de première, le genre de célibataire à promettre le mont Sinaï en échange d’une nuit d’amour. Alors il l’obtient. Le lendemain, le tableau s’écroule contre le lit qu’il partage et il s’en va, parce que tout est déjà passé et plus rien ne se dessine dans l’horizon futur. Rick a envie de faire l’amour, souvent, très souvent. Il adore les corps, il adore les femmes. Il aime être aimé. Et pourtant, que se passe-t-il en face de cette femme-là ? Où est passé le désir du sexe, où est la fièvre charnelle ? Il sent bien qu’il se brûlerait de la déshabiller, il la sait intouchable et se tuerait de s’y oser. C’est bien au-delà. Sora, c’est un rêve qui prend vie, et qui pourrait revenir à la fumée si on n’en prenant pas soin, si l’on n’y prenait pas garde. Alors il la garde, hors de lui toute idée de l’emporter dans un lit. Elle n’y aurait pas sa place, il ne la veut pas nue et à sa merci. Sora, debout devant lui, défaisant et refaisant son capuchon noir sur sa blondeur rougissante, voilà l’acte d’amour qui le rend fou. C’est peut-être cela, aimer. Réaliser qu’en face d’un certain être, il pourrait se dessiner un avenir. Pas seulement un présent, pas seulement un futur proche. Avoir une vision. Il reste sérieux, le plus sérieux possible, se penche sur elle en expert. Je le dis à absolument toutes les femmes, affirme-t-il sans ciller. Il sourit, rapidement, trop vite pour lui laisser le temps de prendre peur, s’empare d’une de ses mains avec douceur et en embrasse le dos lisse et doux. Sûrement sa moustache la pique-t-elle, elle frissonne et il ajoute dans un murmure : Jamais sincèrement. Il la dévore des yeux sans plier les mâchoires, sans la presser, sans goûter sa chair, il la fait Sa contemplation et, déjà, elle est tout pour lui et le reste n’est rien. C’est ainsi qu’est fait Rick.  Alors il ose, sortir ces mots qui sommeillaient au fond de lui et qu’il gardait pour la dictée aux acteurs de ses scènes. A présent, il ne joue plus. Jamais comme maintenant. Son cœur se serre, il étouffe presque. Il ne sait rien de Sora, rien de sa vie, de son peut-être petit-ami, de ses anciens amours, de ses idéaux. Un vent glacé recouvre le centre ville à mesure que le soir tombe. Il la regarde encore, soucieux d’elle bien plus que de lui-même. Allons dans un café ? Je voudrais vous savoir réchauffée… Et, peut-être, pourra-t-il lui raconter des choses. Il passe derrière elle et pose deux mains sur chacune de ses épaules pour la guider vers ce petit café ancien aux poutres apparentes et au feu de cheminée. Sora, j’ai… La gorge se serre et, lorsqu’elle se tourne vers lui, il est obligé de reprendre. Alors qu’il n’ose plus. Je ne vous connais pas, et… étrangement… j’en suis heureux. Je ne voudrais pas avoir cette sensation égoïste et réputée « romantique » de vous connaître depuis des années. Je ne sais rien. Juste un prénom, un visage envoûtant, des paroles qui me transportent, et mes rêves. Est-ce que… Il se mord la lèvre. Il voudrait tant être certain… Mais de quoi en ce monde peut-on avoir la certitude ? Tout n’est que croyances, tout est religieux. Est-ce que ça vous convient, comme ça ? Je veux dire… Et ça n’a aucun sens. Ce qu’il veut dire ? Il t’aime, sans te connaître. C’est très étrange, ça donne envie de tomber à terre pour essayer d’y retrouver son équilibre. Etourdissant. Est-ce acceptable ?