T’es un homme, mon gars, alors tu déconnes pas. L’alcool de la veille a beau te frapper ses coups de tonnerre de chaque côté des tempes, ta tension est sûrement à -9 sur l’échelle de l’acceptable, tu appuies ton putain de bras contre le mur et tu te redresses. Assume. C’est encore loin, ta piaule, et t’as pas la thune pour le taxi. C’était différent à Manhattan, je sais, mais c’était aussi il y a longtemps, tu étais plus jeune, la vingtaine, plus résistant. Personne pour t’aider, aide-toi, dit-on, ensuite seulement le ciel t’aidera. Ça a toujours marché comme ça. En parlant de marché… Celui du matin semble être terminé, une odeur de poisson mêlé à la sueur des marins parvient jusqu’à tes narines, bordel, ce que ça pue. Tu vas chanceler sous une odeur de moule comme une fillette, Rick ? Bordel, mais accroche-toi, merde ! Les souvenirs t’enlacent et tu ne bouges plus du tout, appuyé comme un pantin aux fils coupés contre ce mur de béton gris. La grande vie amène son odeur de cognac hors de prix, de parfum Dior, de décolleté de femme.

Il se redresse enfin et rejette la tête en arrière. Se persuade que l’air sent bon les embruns de la mer. La piaule n’est pas si loin, quand on y pense. Vous n’auriez pas une cigarette ? Non, vous en faites pas, je suis déjà à moi seul une tumeur de vices et de vie trop vécue. J’ai mille ans, vous savez, on dirait pas ? C’est gentil. Ferme les yeux. Tout tangue, c’est pour maintenant. S’écroule à terre comme un chiffon mouillé. Une patrouille va sûrement passer et le relever, et là, il pourra pas s’empêcher de s’énerver. Ça finira mal, c’est sûr.

Il ne voit du paysage plus qu’un entrefilet de lumière blanche et floue. Dans lequel vient se dessiner une ombre rose, brune, blanche. Et une voix, amusée, aigüe, d’une douceur mesquine ; sûrement ce qui doit s’appeler l’amusement. Il tente un soulèvement de paupière, la luminosité lui traverse le crâne comme un éclair électrisé. Et merde. Péniblement, il se redresse sur les coudes. Vous trouvez pas qu’on est bien, assis par terre ? Si seulement le goudron des rues n’était pas aussi dégueulasse, on y serait bien, non ? Relever la tête pour regarder qui lui parle ? Pour quoi faire, sûrement une fliquette à insigne bleue foncée, ravie de faire la morale à un poivrot de l’après-midi. Il hausse les épaules. Suis seulement de passage, chérie, vous alarmez pas, je ne représente pas cette ville – charmante au demeurant, il lance d’une voix pâteuse sans prendre la peine de s’écouter parler. Attendez. Il cligne des yeux. Flic en civil, ou… ou ange descendu du ciel pour le relever de l’enfer ? Rick, mon vieux… Le ciel a peut-être décidé de prendre les devants aujourd’hui, profite-s-en. Il tend le bras, puis la main à l’Envoyée céleste. Puis-je vous demander de l’aide, l’oiseau ?

Ok, main tendue droit devant. Impact imminent. Aucune conscience de ses doigts, est-ce normal ? Pas encore de quoi paniquer, rien d’important. Non, non, pas mon genre de laisser tomber les jolies filles, croyez-m… Hop, agrippe et se redresse en s’aidant de l’autre bras, sinon elle va se casser la gueule avec le poids de sa masse et ce sera une catastrophe, vous m’entendez ? Une catastrophe. Debout, tout tourne encore plus, mais c’est le moment de lâcher cette main, mon gars. Pourtant, elle était douce, et c’était bien. C’est plutôt rare, les nanas qui s’arrêtent pour relever les mecs ivres morts à même le sol. Elle doit être médecin. Ou bosser dans l’humanitaire. Ou une femme à problèmes, à part ça, il voit pas. Sa main libérée vient masser sa nuque avec énergie. J’habite pas loin, c’est, à… heu… un quart d’heure de marche, vous voyez ? Elle voit pas. Nouvelle dans le coin ? Lui, il a déjà l’impression de la connaître par cœur, cette ville. En une nuit, si vous savez marcher et que vous ne comptez pas le temps, vous pouvez découvrir une ville comme on découvre une femme. Et ce matin, il s’était réveillé à côté d’elle, mais elle était froide, brrr, comme une morte. Il prend le chemin de la piaule. Je vais vous offrir un verre et un truc à bouffer pour vous remercier. Il lui jette un coup d’œil à la dérobée. Me prenez pas pour un clodo, dites donc. Faut pas déconner

Ce foutu hôtel est à deux pas, en pleine rue commerçante, avec le bordel ambiant, les rires, les gueulements. Y’a que comme ça qu’il peut dormir, lui, au milieu du charivari. Allongé dans son lit, les mains sous la tête, le regard fixé sur le tournis incessant du ventilateur d’un hôtel old school. Leurs pas claquent contre les pavés, c’est joli, une ville avec des pavés. L’air frais le réveille peu à peu. Aucun souvenir de la veille : c’était donc une bonne nuit. Qu’est-ce qui mérite, après tout, qu’on s’en souvienne ? C’est dans l’oubli qu’on trouve les moments les plus précieux de la vie, parce que leur existence est vague, leur mystère est entier. Il se reforme derrière le vécu, le voile se repose sur la nudité. Ouais, c’est pas un scientifique, vous l’avez compris. Il ne parle pas beaucoup, désolé, mais retrouver cette putain de piaule sans se paumer est son premier objectif. Là. C’est là, au bout de cette rue, il montre du doigt d’un air certain. Ils atteignent l’entrée, Rick se penche sur le comptoir. A l’ancienne, de bois brillant, avec la petite sonnette d’or qui va avec. La 72, dit-il sans hésitation. Vous pouvez tout oublier jusqu’à votre propre nom, mais souvenez-vous toujours du numéro de votre chambre. Tomber sur celle de quelqu’un d’autre est bien trop dangereux. Le larbin lui file la clé accompagnée d’un sourire enjoué que Rick ne lui rend pas. Il se tourne vers l’oiseau. C’est en montée, Birdy, il assène, le sourire en coin, de moins en moins vaseux grâce à cette petite marche « matinale ». Les escaliers sont grimpés rapidement, le 72 n’est qu’au second. Cette fois, les bruits de leurs pas sont étouffés par la moquette pourpre. Lâchez vos cartes pucées à la con, une porte d’hôtel digne de ce nom s’ouvre avec une clé. Comme celle-ci. Il l’insère dans la serrure et la voilà qui tourne dans l’huile et déclenche l’ouverture avec un cliquetis satisfaisant. La porte s’ouvre. Après vous, dit-il en s’inclinant légèrement.

La chambre est grande, c’est d’abord un salon, avec tapis, table basse et deux canapés de cuir l’un en face de l’autre. Un bar et deux chaises hautes le séparent de la kitchenette. Dans une embrasure, une chambre avec un lit qui semble n’avoir jamais abrité le moindre dormeur. La salle de bain est collée à la chambre et séparée d’elle par une porte blanche. On dirait que personne ne vit ici : ni biens, ni valise. L’impersonnel règne dans ce studio hôtelier dernier cri, façonné pour donner l’impression à celui qui l’occupe d’être chez lui, dans une petite maison à l’américaine tout confort. Il doit y avoir des trucs dans le frigo, dit-il en désignant le frigidaire caché derrière le bar en hauteur, boire, manger… Vous vous servez comme si tout vous appartenait, d’accord ? Il a l’air sérieux, tandis que ses doigts déboutonnent le haut de sa chemise sale. J’ai besoin d’une douche. Histoire de redevenir le prince charmant qui se cache sous la bête, vous savez… Sans lui laisser le temps de répondre, il se dirige vers la chambre et claque la porte de la salle de bain.

Le rire de Birdy ressemble à un cri d’oiseau, quelque chose d’inhumain qui vous surprend, désagréable au premier instant jusqu’à réaliser qu’on aimerait ne pas s’en passer. Accompagné de son écho, il dégage jusqu’à la salle de bain, referme la porte derrière lui et tire le verrou. Contraire de claustrophobe, lui, il a besoin de s’enfermer partout, depuis l’enfance. L’eau gicle de la poire et retombe sur lui en des millions de gouttelettes, rince les abus de la veille, et déjà, il sent sa vigueur renaitre en lui. Savon, shampoing aux odeurs de fruits exotiques, cet hôtel fait bien les choses. Il sort et s’essuie, s’observe rapidement dans le miroir. Beaucoup mieux, une fois propre. Et étonnant, cette fille qui l’a suivi, alors qu’il était ivre et dégueulasse. Qui n’aurait pas été rebuté par son allure ? Il attrape une chemise propre, un pantalon. Une fois sec et vêtu, il empoigne sa montre, et sort tout en l’accrochant autour de son poignet, remonte la manche de sa chemise en la retournant une fois. L’homme élégant qu’il est à présent n’a plus rien à voir avec celui qu’il était il y a un instant, et la surprise sur lit sur le visage de Birdy. Il hausse un sourcil, amusé. Les apparences… ça ne veut pas dire qu’elles ne sont pas nous. D’une main, il attrape le verre d’eau glacée qu’elle semble avoir posé là à son attention. Bien, très bien, murmure-t-il sur un ton appréciateur, avant de la rejoindre dans le « salon », s’asseyant d’un mouvement svelte sur le canapé en face de celui qu’occupe Birdy. Bon… Vous avez vu deux moi. Celui que vous avez rencontré, et celui de maintenant. Nous ne sommes pas encore à égalité. Son regard, devenu curieux, sonde le visage de la jeune femme, ses yeux bleus en formes d’amandes, ses taches de rousseur qui lui donnent un air sauvage, étrangère. Mais elle a les dents bien blanches, signe qu’elle n’est pas à la rue. Et les cheveux trop brillants pour être bien pauvre. A quoi allaient-ils jouer maintenant ? Ne pas tout se dire, en garder sous le manteau ? Se plaire, se convaincre ? De quoi ?