Elle descend du bus et laisse tomber lourdement ses sacs sur le sol. Les cernes marqués, les yeux brillants du manque de sommeil, elle tire son bonnet sur ses oreilles. Un coup d’œil sur sa montre : il est 23h, le bus a pris du retard. Soupir. Elle tourne sur elle-même, rien n’est familier. La dernière fois qu'elle est venue ici, elle s'était laissée guidée. Ça semblait si loin. La rue est éclairée mais déserte. Elle observe le bus s’éloigner, elle aurait sans doute dû demander sa route au chauffeur. Plus loin dans la rue, les lumières d’un restaurant s’éteignent. Elle aperçoit quelqu’un sur le trottoir d’en face, chargeant rapidement ses sacs, un sur chacune de ses frêles épaules, elle traverse pour l’aborder. « Bonsoir ! » Le souffle court, elle adresse un sourire forcé au passant : « Je cherche Wolf Street, vous pouvez m’orienter ? »

Citation :

bright lights, big city, he lives to run.

Et le passant, c'est toi. Un hasard qui a toujours tendance à te faire sourire narquoisement. Parce que la nuit, il n'y a que les loups qui sortent et errent dans les ruelles, en quête d'un chenil propice peut-être. Lorsque sa voix retentit, tu ne sursautes pas; frémis seulement. Tes grands yeux sombres se posent rapidement sur la silhouette élancée de la jeune femme. Tu la détailles très rapidement, avec ton cerveau de flic, comme une sale manie. Elle a des sacs sur les épaules. Elle vient d'arriver. Tout le monde vient s'échouer ici, alors ? Banff, rivage des naufragés. Mais toi, t'es pas un naufragé, Mae. T'es carrément une épave. « oui bien sûr. il faut juste descendre l'avenue, et vous tomberez dessus, première à droite après le carrefour. » Tu fais une pause. Observe la rue. Noire, sombre, hostile. Tes iris corbeaux reviennent se greffer à ceux, plus doux, de l'inconnue. T'es pas si méchant que t'en as l'air, tu sais, Mae. Tu te relèves – t'étais assis sur le trottoir, comme un sdf. Pourtant, t'as un toit (on peut dire ça), t'as ni bu ni fumé. T'aimes juste la nuit, c'est tout. « mais je peux peut-être vous aider jusque là-bas ? »

Ses yeux roulent dans la direction qu’il indique. Elle plisse les yeux. D’ici, elle ne parvient pas à voir l’intersection dont il parle, mais cela semble facile. Maintenant qu’il l’a mentionné, un vague souvenir d’une intersection entre Wolf Street et une grande avenue comme celle sur laquelle ils se trouvent s’impose dans son esprit. Passablement rassurée, elle souffle un « merci » à l’adresse de l’homme. Levé, il la domine d’une bonne tête et Roma lève le menton pour lui adresser un ultime sourire. « Mais je peux peut-être vous aider jusque là-bas ? » Coupée dans son élan par la proposition, la jeune fille ne cache pas son étonnement. Pour la première fois depuis longtemps, un sourire sincère se dessine sur ses lèvres. « Ça serait adorable de votre part, mais uniquement si c’est sur votre chemin, je ne veux surtout pas vous déranger. » Trop longue phrase pour que son accent ne passe pas inaperçu. Elle avait oublié comme les canadiens pouvaient être serviables.

Elle regrette instantanément de ne pas avoir refusé poliment alors que la voix lointaine de sa mère se fait entendre dans sa caboche. Ne fais pas confiance aux inconnus. Les muscles de son dos se contractent quand un souffle du vent glisse dans sa nuque. « Tout est sur mon chemin. » Malgré les avertissements, elle a toujours eu foi en la bonté humaine, parfois à tort. « Merci alors. » Elle se mord l’intérieur des joues pour ne pas montrer sa furtive hésitation et elle n’oppose aucune résistance quand il attrape un de ses sacs. À la fois rassurée et inquiète, les sentiments contradictoires s’ajoutent à la tambouille d’émotions qu’elle essayait de faire taire depuis plusieurs semaines, l’empêchant d’ajouter quoi que ce soit. Le sourire de l'homme parvient à la calmer partiellement et elle remonte son sac sur son épaule en emboîte le pas à son guide dans la direction qu’il a indiqué quelques secondes plus tôt.

Si elle avait eu envie de parler, elle aurait sans doute engagé la conversation. D’un naturel sociable, il ne lui en fallait généralement pas beaucoup pour combler le silence. Surtout récemment, le silence la brûlait de l’intérieur. Elle avait pris l’habitude de mettre la musique dans ses oreilles en tout temps, pour ne pas s’écouter penser, pour ne pas entendre sa voix. Elle la voyait partout, l’entendre la rendrait folle. Ce soir, elle avait sommeil et n'avait pas spécialement envie de discuter. Mais le silence commençait à peser. « Vous venez de loin ? » Le rire de sa sœur qui s’était imposé dans son esprit fut coupé par la question de l’homme. Elle baisse le regard vers le sol et réfléchit un instant avant de formuler sa réponse. « Je viens de partout. » Ce n’est pas exact, elle reprend : « Ou de nulle part. J’ai beaucoup voyagé. » Par obligation, pourrait-elle ajouter, mais ça ne serait pas entièrement véridique. « Mon père n’était heureux nulle part, il pensait qu’à force de chercher il trouverait sa place dans le monde. » Elle se permet de rire. Elle lui an avait voulu. À chaque nouveau déménagement, chaque nouveau pays, chaque nouvelle culture qu’il fallait comprendre, chaque nouvelle langue qu’il fallait apprendre. Elle lui en voulait encore parce qu’elle était devenue pareille au fond. Elle se racle la gorge. « Et vous ? D’où venez-vous ? » Il n’avait pas un accent canadien.