La nuit tombe. Encore et toujours. Elle assassine le jour, avec ses longs doigts bleutés et meurtriers. C'est la pire des femmes, la pire des geôlières. On la croit douce, on la croit éphémère. Mais la nuit, elle est devenu ton jour. Elle est devenu ton pire mariage, celui d'une silhouette errant, pieds nus, sur le sable fin. Y en avait pas, du sable, chez toi. Ni de plage. Ni la mer, en fait. Alors, t'es venu là, enfuit de l'hôtel comme un vagabond. T'as rien pris. Même pas ton arme de service, tu t'es juste barré comme un adolescent qui fait le mur. Sauf que ça fait longtemps que t'es plus un enfant, hein Mae ? Tu soupires, laissant tes yeux plonger dans l'océan et ses mots murmurés à ton oreille d'une voix salée et pleine d'écume.

Il te suffit de tourner la tête pour la remarquer. Avec ses cheveux roses, difficile de la louper. Tu ne bouges pas, ne dis rien, restes là, immobile. Fantomatique. Absent, simplement. T'as l'impression de rêver, un peu comme un gosse qui verrait une licorne. Tu ne l'as pas entendue approcher, ou peut-être était-elle déjà là avant toi, t'en sais rien. Tu la fixes un moment, avant de sortir une clope de ta poche pour la griller, tournant de nouveau ton regard sur les vagues, et l'épouser à la houle.

Elle s'avance, tu la vois sur le côté sans même la regarder. Elle marche d'un pas félin. Y a quelque chose d'autre qui attire ton regard, alors tu tournes la tête. Tiens, c'est la fumée qui se mêle à la nuit. Elle fume, comme toi. Mais chez toi, c'est aussi ton cerveau qui fume. Ton coeur ? Non. Lui, ça fait déjà bien longtemps qu'il n'est plus que cendres. Tu tires sur ta clope avec une certaine nervosité. Non, t'es pas angoissé. T'as toujours été comme ça. Toujours anxieux de nature. Toujours des gestes vifs, comme si on allait te trancher la gorge l'instant d'après. C'est ça, de bosser à la Crim'. C'est ça, d'avoir atterri plus bas que terre. Tu n'parles pas non plus, parce que ta voix grave et posée viendrait peut-être briser la quiétude moite du moment. Les vagues murmurent, elles se disent des secrets. Elles se disent ce que vous n'avez pas encore fait, et inventent, dans un futur proche, votre rencontre.

Mais Mae, toi t'es pas déchiffrable comme ça. Toi on n'arrive pas à savoir à quoi tu penses. Hein, quel est l'orage qui t'a emmené sur un rivage si désert ? Quel cataclysme t'a bousillé de l'intérieur, comme ça ? Tu la fixes droit dans les yeux. Avec tes deux gouffres sombres. Elle espère voir quoi, en essayant de lire comme ça ? T'es qu'une épave, mon vieux. Une putain d'épave, à vingt-huit ans, merde. Si la nuit est belle ? Oui, sûrement. En silence, tu tournes la tête vers l'océan. Sombre et menaçant ; pourtant aujourd'hui inoffensif. Tes yeux reviennent chercher les siens, comme on chercherait la lumière dans le noir. « oui, sans doute. que faîtes-vous ici si tard ? » C'est une habitude ici, pour les gens de se promener seuls la nuit ?

Une habitude. Tu hoches la tête. Elle te vouvoie, ça te fait drôle. Toi c'est habituel, même si tu n'vouvoies que les demoiselles. Par éducation, peut-être. « je vis la nuit, généralement. » Une habitude aussi. Une sale manie, une activité professionnelle, en fait. Faut dire qu'y a beaucoup plus à faire en pleine nuit quand on bosse à la Criminelle. Surtout quand on s'appelle Maevan, surtout quand on est réputé pour être plus sain d'esprit lorsque le soleil s'est couché. Tu replonges tête baissée dans le silence. T'as pas emmené Kira, parce que de nuit, t'as toujours peur qu'elle se barre en courant et qu'elle ne revienne jamais. Qu'elle te laisse, comme Raphaëlle l'a fait avant elle. C'est con, tu dis toujours que tu l'aimes pas cette bête, et pourtant, c'est tout ce qu'il te reste de Raphaëlle. Kira, c'est une part d'elle, quelque chose qu'elle t'aurait laissé. « je viens d'arriver, alors j'explore un peu. » fais-tu dans un besoin, peut-être, d'expliquer un peu plus, les yeux rivés à l'océan tumultueux dont se nourrissent tes yeux, gourmands de nouvelles ombres.

Y a tellement à explorer. T'aurais pu partir plus loin. L'Europe, par exemple. La France, sur les traces de ta Raphaëlle. Mais t'es juste grimpé sur le continent. À sa seconde phrase, tu tournes d'un seul coup la tête vers elle. Hausses un sourcil, en jouant avec ta clope entre tes doigts. « et pourquoi on n'pourrait pas ? » Qu'est-ce qui cloche, au juste ? La météo, la température, la saison ? Qu'importe ? Qui a dit qu'on n'devait se baigner qu'en hiver, au juste ? « quand on a envie de faire quelque chose, faut se persuader que c'est possible, et c'est possible. » Toi, tu veux revoir Raphaëlle, et ça c'est pas possible. Son souvenir t'envahit, et tu fermes les yeux quelques instants, te laissant porter par la brise salée et amère des regrets.

Tu la regardes, un instant. Tu sais, j'te laisserai pas te noyer, belle inconnue. Pour moi, y a plus rien à faire, le navire a déjà pris la flotte. Le mât est tombé, les voiles sont trouées, j'ai déjà la proue dans les abysses. Elle te prend la main. Elle a des doigts fins, des doigts froids. Les tiens le sont aussi, surtout sans ton alliance. Mais peu importe, au fond. À eux dix, ils se réchaufferont peut-être. L'eau sur tes chevilles, ça t'arrache un frisson. Mais un frisson doux, mi-sucré mi-citron. Tu hoches la tête. Jettes ta clope dans les vagues qui l'emmènent, l'étreignent, l'éteignent dans une ultime caresse. Tu t'accroches à sa main, pourtant t'es déjà noyé, gamin. « j'te suis. » L'eau monte, elle grimpe, gravit les échelons. Elle s'accroche à ton pantalon, puis plus tard, elle grignotera ton haut, aussi.

C'était con. Bien con. Bravo Mae, franchement, on t'aime tous quoi pour avoir eu cette idée de génie. Suivre ses envies, faire ce qu'on veut quand on veut. Maintenant vous êtes là, comme des idiots. Dans l'eau, alors qu'elle doit tourner autour de douze degrés. Même pas, si faut. T'en sais rien, en fait. Mais si on te demandait, tu répondrais peut-être moins douze, même. Tu grelottes vite. Tu veux pas vraiment l'avouer, mais tu crèves de froid. La demoiselle aux cheveux roses semble être dans le même cas. Vous allez choper la mort, parce qu'en plus, vous n'avez rien pour vous sécher, ni rien pour vous changer. Vraiment, top l'idée maestro.   Elle serre tes doigts, et tu les serres aussi, sans bien savoir pourquoi, peut-être juste par instinct. Pour te raccrocher à quelque chose de chaud, qui le sera plus longtemps. « c'était un peu stupide, en fait. » Et le mot est faible.

Sous les étoiles ? T'en as rien à faire toi, d'être sous les étoiles pour mourir. Tu n'veux pas crever, pas encore, pas tant que tu ne te seras pas vengé. Après, peu importe. Tu t'laisseras peut-être mourir dans ta baignoire, ou p't'être bien que tu te jetteras du haut d'une falaise avec un gentil mot pour Norah, quand même, parce qu'elle n'y est pour rien, elle, si t'es déjà abîmé. Alors qu'elle s'avance, tu la retiens, et tires un peu sur son bras. « va pas trop loin. » Tiens, t'es protecteur, Mae ? Non, t'as juste pas envie que ça recommence. T'as juste pas envie que cette salope de culpabilité devienne encore plus dur à porter. T'as juste pas envie d'revoir crever quelqu'un, là sous tes yeux sales des horreurs dont ils ont été témoins.

De toute façon, où veut-elle que t'ailles ? Dehors t'auras froid. Dedans aussi, t'as froid. Donc de toute manière : t'as froid, quoi. Tu la regardes un instant, battant des jambes pour rester sur place et ne pas laisser les courants sous-marins te faire dériver. T'as déjà assez dérivé comme ça, dans ta vie. Tu soupires, restes silencieux, avant d'observer la nuit noire, qui se fond parfaitement avec la robe de l'océan, tout aussi sombre. « faudrait qu'on sorte. » Il faudrait, oui. Il faudrait beaucoup de choses, Mae. Il faudrait que tu te ressaisisses, déjà. Que tu l'oublies, une bonne fois pour toute.

Elle te tire et tu te laisses faire. Peu importe où elle t'emmène, vers le bord t'espères, mais la nuit noire a bouffé ta vision. Tu confonds l'océan avec le rivage, le près avec le loin, la nuit avec le noir dans ta tête. Enfin, tu as pied. Tes chaussures butent sur le sable mouillé, et ton corps te semble peser des tonnes et des tonnes. Peut-être à cause de tes vêtements mouillés. Dès que tu n'es plus dans l'eau, debout sur le sable, la mer léchant encore tes chevilles, tu commences à grelotter, étreint par une brise marine particulièrement froide. « n-non... viens. » En fait, t'attends pas qu'elle réagisse, tu vas directement vers elle. Et comme une couverture, l'entoure de tes grands bras trop froids.

Pas besoin de mots. À ce moment là toi, t'en veux pas des mots. Tu veux juste de la chaleur, un peu de chaleur, beaucoup, même. Alors, t'as rien trouvé d'autre que te serrer contre elle. Fort, comme pour l'étouffer un peu. L'étouffer avec de la chaleur humaine, c'est tellement mieux. T'inspires à fond. Ses cheveux sentent la mer, et le froid aussi. Parce que oui, le froid a une odeur. Si vous n'savez pas, tant mieux. Toi, t'as déjà eu froid au coeur. Hein, Maevan ? Plongé dans un hiver infernal, ton palpitant. Crocheté de stalactites. Tu frissonnes encore un peu, quelques secondes, fermant les yeux simplement.