Tous les héros meurent un jour. Heureux ou malheureux. En pleurant ou en riant. Mais c’est la même fin pour tous. Il n’y a pas de juste milieu. Tu vis. Tu meurs. C’est toujours ainsi. Alors peut-être que Jaime s’en est bien tiré au final. Il n’a pas eu le temps d’avoir le cœur brisé par l’égoïsme des femmes, de connaître la dure souffrance de la maladie ou la douleur d’un décès survenu bien trop tôt. Mais en prenant son âme, Dieu a pris la tienne en même temps. Tu as changé douce Épée. Tu flirtes, tu bois un peu plus que d’habitude et tu joues à Peter Pan. Tu te berces d’illusions et tu construits le mythe de la blonde échevelée. Ils ne savent pas que tu as porté un cadeau durant neuf mois. Que tu avais la prunelle de tes yeux en toi et que le sang a coulé sur tes joues lorsqu’ils te l’ont arraché. La boisson coule dans ta gorge. Ça te brûle et ça t’anesthésie. Ton cœur est ouvert, il faut bien le recoudre d’une quelconque manière …

parfois, art pensait aux perdus. aux oubliés. plus rarement, il pensait aux autres, à ceux qui l'entouraient, qui étaient encore là (d'une nature plutôt égoïste et égocentrique, un peu, oui, sans doute, définitivement). mais avaient-ils une quelconque valeur quand les autres, les perdus, les oubliés, avaient disparu ? art avait décidé de rester. c'était une ville sympa. c'était une ville, et des gens, qui le méritaient. normalement, art ne restait pas, jamais. c'était un gamin éphèmère, versatile, jamais au même endroit, incapable de rester, toujours à annihiler, toujours à partir parce qu'il le fallait. il buvait trop, à banff. il avait de l'argent, autant bien le dépenser non ? il s'accoude au bar, commande un truc bleu électrique qu'il boit en deux secondes, balaie l'assistance d'un regard indifférent : il ne reconnaîtra personne, il en est persuadé. tout le monde a l'air perdu, ce soir, triste. des gens rigolent, dans leurs groupes, mais les solitaires tirent de longue face, regardent le fond de leurs verres sans rien dire. il n'a même pas le courage d'aborder quelqu'un pour lui faire retrouver le sourire. il recommande, et boit. regard trouble. éperdu. perdu.

Tu enchaînes comme un manège qui ne prendra pas fin. Tu retombes du mauvais côté de la force et tu es trop ivre à présent pour t’en rendre compte. Bientôt, tu seras capable d’aller draguer n’importe qui, coucher sans sentiments. Comme avant dans tes mois de dérive. Jolie poupée, petite Raiponce, que deviens-tu dans ce puits sans fond à part une cellule transportée par les airs, malmenée par les vents ? C’est beau la boisson. C’est liquide et fluide. Ça s’écoule et ne s’arrête pas, franchit les obstacles sans ne rencontrer aucun problème. Elle joue sa survie par rapport à la longueur de la pente, à l’éloignement du sol et à la chaleur qui y règne. Elle peut rejoindre une rivière ou la mer et se revoir à nouveau dans les nuages. Un cycle sans fin. Pas comme la vie. Tu es seule dans une salle bondée. Tu es sourde dans une salle bruyante. Le mec à côté s’installe, boit et semble tout aussi perdu que toi. Tu veux t’amuser. Tu t’approches de lui, ton verre vide à la main. « Alors toi aussi la vie a décidé de te laisser sur le bord de la route ? »

son deuxième verre est sans fin. il en regarde le fond sans rien dire, le portant parfois à ses lèvres sans appétit, sans soif, sans envie. machinalement, le bras qui se plie, les lèvres qui s'entr'ouvrent, la gorge qui avale. et les yeux dans le vague, il fait une belle rétrospective de sa vie. on lui parle, il sursaute, il regarde à côté de lui. une blonde. une blonde, genre bourrée. “ euh... ouais. ” il répond, pas sûr de comprendre le sens de sa phrase. il semble presque horrifiée, art a même l'air de vouloir s'éloigner d'elle voire partir. puis finalement : “ enfin, c'est plutôt moi qui l'ai laissée. ” se corrige-t-il, avant de se tourner vers elle pour la détailler. il a toujours un peu peur des gens plus imbibés que lui, mais pas là. elle a juste l'air à côté de ses pompes. “ ça va pas ? ” demande-t-il doucement, presque prévenant.

Tu n’en es pas au point où l’espace se met encore à tourner autour de toi mais tu aimerais bien. Te réveiller le lendemain dans ton lit avec un gros trou noir. Devenir amnésique de ta vie. Recommencer vraiment de zéro sans qu’aucune cicatrice n’abîme ton organe vital. Oui, jouer un Monopoly. Passer par la case départ et t’arrêter dans une rue quelconque. Tel un pion. Être dirigée, prévoir le futur. « Je ne voulais pas te faire peur … » Son mouvement de recul ne t’a pas échappé. Tes sourcils se froncent. Ce n’est peut-être pas le moment d’aborder les personnes. Peut-être que lui aussi voudrait être seul. Un soupir t’échappe. Tu poses le verre loin de toi et t’adosse au comptoir. Son ton condescendant te fait esquisser un sourire triste. Éphémère. « Disons que je n’ai pas été épargnée et que Lucifer a décidé de danser à nouveau avec moi. » Tu tournes ton regard bleuté vers lui. « Et toi alors ? Je suppose que tu n’es pas en train de te noyer dans ton verre par hasard. » Tu le détailles. Il te dit quelque chose. L’aurais-tu déjà croisé ?

art penche légèrement la tête sur le côté en l'entendant. lucifer, c'est fort comme mot. lucifer, ça fait peur. très vite, il adopte la même position qu'elle, tourne sur son siège, s'adosse au comptoir, regarde les gens qui boivent, qui parlent, qui vivent. c'est un étalage ostentatoire d'une vie qu'il ne veut que de loin. elle tourne le regard vers lui, il vrille sur elle ses yeux sombres. elle est jolie. “ c'est un jour sans. ” finit-il par dire, avant de boire une petite gorgée de sa boisson, une grimace acariâtre venant plisser sa lippe. c'est un jour sans car il pense à avant. car il pense à tout. car il veut penser à rien. car il y arrive pas. c'est un jour sans. “ t'es bizarre, avec ton lucifer. ” il réfléchit posément. boit encore une gorgée. “ c'est bien de danser. j'comprends pas. ” danser, c'était bien. boire, maintenant, c'est mieux.