Ça fait un moment que tu l'observes. Que tes yeux profonds et sombres la scrutent, en détails. T'as bien vu, toi. L'hésitation. Ses joues portées au rouge avant qu'une marée de larmes ne viennent sur leur rivage de porcelaine. T'as bien vu, oui. Sa main qui tremble en tenant le verre, et l'univers tout entier qu'elle semble avoir du mal à percevoir. C'est là que t'es intervenu.
« rien ne vous y oblige, vous savez. » que tu as lancé, une main sur son bras, pour l'empêcher de terminer son mouvement. Tes yeux cherchent les siens. Pourtant, c'est pas toi ça, habituellement. T'es pas le héros dans les histoires. Plutôt le grand méchant loup. Inlassablement. Mais ce rôle te pèse, visiblement. Tu laisses retomber ton bras. De quel droit interviens-tu comme ça ? D'un seul coup, tu te sens un peu honteux, toi aussi. Chacun son tour. Chacun ses raisons. « enfin, on a tous le choix. vous aussi. » Tu baisses les yeux, brises le contact visuel. T'assois au bar, à une chaise de la sienne. Tu n'veux pas t'imposer. T'immiscer dans sa vie. Elle semble si fragile. Et pourtant si forte, au fond d'elle. Quand le barman passe, tu lui commandes un whisky. Triste exemple pour elle. Mais t'as jamais été, pas plus que le héro, un exemple. Pour personne. T'inspires à fond. Prends une gorgée brûlante du liquide ambrée, avant que tes yeux tumultueux ne reviennent chercher le chocolat de ses prunelles.

Toi aussi t'es surpris. C'est pas dans tes habitudes, habituellement. D'intervenir. Enfin, si. En tant que flic, c'est ce que tu fais souvent. Mais t'es à la Crim. Toi, très souvent, t'agis quand c'est déjà trop tard. Malheureusement. Quand on t'appelle, c'est qu'ils ont découvert les cadavres. Toi, ensuite, tu dois chercher. Et surtout : trouver. De loin, tu la trouves encore plus jolie. Comme si elle n'avait pas sa place dans ce bar, ni dans aucun autre. Puis, tu détournes tes yeux remués de remous des bas-fonds. Ceux dont on ne parle pas. Ceux dont on n'aime pas imaginer l'existence. Qui fait les monstres des insomnies, et les délires frappant de l'absence. Puis d'un seul coup, comme à son tour pour te sauver, te sortir des méandres de ta mémoire burinée, sa main se tend vers toi. Tu la considères une seconde de trop, comme ayant de la peine à réaliser qu'elle est revenue vers toi. Puis, ta main trop grande pour la sienne vient la serrer délicatement pourtant. « mon geste ne mérite aucun remerciement. » que tu lui assures en hochant simplement la tête. Loin de toi l'idée de te prendre en héros. De te jeter les fleurs de ton geste. T'as pas sauvé la misère de l'humanité, Mae. T'es même pas foutu de te sauver, toi. « mais ça, c'est un bon choix ! enchanté, tess, moi c'est maevan. » Tes parents voulaient d'une fille, t'y peux rien, toi, s'ils ont juste décidé de s'adapter. Tu lâches enfin sa main, avant de boire une gorgée de l'ambre liquide, remuant les glaçons contre le verre. « que faîtes-vous ici ? » demandes-tu alors d'un seul coup, en relevant la tête, cherchant son regard au travers du clair-obscur du bar. Ici, à Banff. Ou ici, dans ce bar, au milieu d'un décor qui n'est pas le sien ; ou qui l'a trop été. Elle peut interpréter comme elle le souhaite. Tu ne souris pas. Tu souris pas souvent, et ça rend ton visage un peu froid, aux premiers abords, mais ta voix douce et posée a toujours plus ou moins rattrapé le coup.

Tu échanges avec elle des regards en biais. Des croisades d’œillères, des rencontres de prunelles au goût amer. Tu as osé lui demander ce qu'elle faisait ici. Ce n'est pas un endroit pour elle. Non, pour être ici, pour s'abîmer dans un bar, elle est bien trop belle. Tes yeux la détaillent. Avec une espèce de pudeur chaste, comme une caresse du bout des doigts. T'aimerais la toucher, d'un seul coup. Juste pour t'assurer qu'elle est bien réelle, que t'es pas en train de rêver à plus perdu que toi. D'un seul coup, ta main recouvre la sienne. T'en avais besoin. Juste ta grande main posée sur la sienne, si fragile à côté. Comme pour lui dire : je te protège, t'en fais pas. Tu resteras pas seule, pas ici, plus jamais. T'as pas détourné ton regard d'elle et de son visage, restant silencieux en attendant qu'elle te réponde. Vouvoyer a toujours été une habitude chez toi. Comme une sorte de code de politesse. C'est qu'on t'a bien élevé, à Los Angeles. Ses mots te font sourire un tantinet. T'as toujours pas retiré ta main. « combattre le crime ? » Tu secoues doucement la tête. Quelques mèches, déjà rebelles, se dressent maladroitement au milieu des autres. Tu n'en as cure. Est-ce qu'elle sait que tu es flic ? Non. Elle n'a rien eu pour le deviner. Et t'as pas vraiment l'intention de le lui dire. Ça a tendance à bloquer les gens. Après, ils n'osent même pas parler simplement, comme si tout allait se retourner contre eux. « si quelqu'un comptait vous assassiner, alors oui on peut dire que je suis venu combattre le crime. » fais-tu doucement avec un clin d'oeil. Ta main n'a pas bougé. T'as peur qu'elle ne s'enfuit, qu'elle ne s'efface, qu'elle regagne l'étape d'illusion. Puis en plus, elle rit. Sans doute la plus belle chose que tu aies entendu aujourd'hui. Elle amène le soleil que t'as pas eu, qu'y a plus depuis longtemps dans le ciel. Rien qu'avec son rire. Frais, innocent. Comme une brise de printemps. Avec ses accents enchantés et ses tremblements touchants. Toi, tu sais plus rire. Enfin, ça donne une imitation salée d'un baleineau, disons. C'est que t'as pas beaucoup l'habitude, toi. Mais peut-être qu'aujourd'hui, tes habitudes vont changer. Pour quelques instants. Qui sait. « et je goûterai les moelleux pour vous un jour, alors. »

Et qu'elle s'en réjouisse ; contrairement à d'habitude, t'as la langue pendue ce soir. Peut-être l'alcool, peut-être le sentiment héroïque d'avoir été utile, et de l'être encore à ce moment précis. Peut-être rien, peut-être tout. Peut-être juste elle. « j'ai connu pire comme habitude. disons que je vais veiller sur vous et votre manie à vous trouver aux mauvais endroits aux mauvais moments ! » Tu lui lances de nouveau un bref sourire. Il passe sur ton visage comme une comète. Une étoile filante, dans un ciel d'habitude si noir. Puis il s'éteint, ne laissant sur tes lèvres que le souvenir sucré de son existence éphémère. Plus tu l'observes, et plus tu la trouves jolie. Elle est de ces « beautés lentes ». De celles qui ne vous semblent pas immédiatement « canon » mais qui se révèlent, au fur et à mesure que vous les observez, être de véritables merveilles. De telle sorte qu'au final, vous ne savez plus comment vous avez pu penser à la première seconde qu'elles pouvaient être « banales ». Oui, tu trouves qu'elle est de celles-ci. Que fait-elle dans ce bar ? Que fait-elle dans ce monde ? « d'accord, alors je vais te tutoyer. toi aussi, hein. » Nouveau clin d'oeil. T'es généreux aujourd'hui, Mae. Tes yeux ont du mal à se décoller des siens, comme si tu surveillais ses expressions. Les rares fois où cela se produit, c'est pour observer ton verre et le délice ambré qui y flotte. Tes lèvres grimacent légèrement en l'entendant, mais tu finis par soupirer avec un sourire. « c'est surtout que mes parents rêvaient d'avoir une fille. maeva. puis, manque de bol, ils ont dû s'adapter. ils devaient avoir la flemme de me chercher un autre prénom ! » Parfois, ta mère te manque. Souvent, tu n'y penses pas. C'est plus facile comme ça. « c'est peut-être toi qui est différente. » Tu marques une légère pause, et retires enfin ta main de sur la sienne, pour la passer dans tes cheveux ébouriffés. « donc c'est pour ça que tu vois les autres différemment. » hasardes-tu, un sourcil relevé. Tu bois une nouvelle gorgée. Le feu, dans ta gorge. Habituée. D'un ton confident, comme un secret, tu te penches vers elle. Un instant, ton visage frôle le sien tant tu es venu près. Tes grands iris noirs, deux pierres de charbon, fouillent son regard, y cherchant peut-être une braise encore allumée. « ou peut-être y a-t-il une quelconque magie dans cette ville, qui pousse les hommes comme moi à venir secourir les femmes comme vous. » Ta voix, grave et calme, a résonné doucement dans votre proximité. Tu te recules, à peine, juste pour mieux la regarder. Encore. T'aimerais lui avouer. Lui dire : tu sais Tess, j'serai pas toujours là, tu sais j'ai beau le promettre, un jour je faillirai à mon rôle, et ce jour-là, tu m'en voudras.