J'n'ai plus de vrai toit depuis maintenant deux ans. Le jour où j'ai décidé que j'devais tout plaquer, tout laisser derrière moi pour prendre un tout nouveau départ. J'suis un vagabond, un voyageur, un être sans attaches, qui n'connait pas les frontières du monde. Parfois, j'me dis qu'ils me manquent, qu'il faudrait que j'retourne là d'où j'viens. Mais à quoi bon ? Qui m'attend là-bas ? Qui m'attend maintenant ? J'suis sûr qu'ils ont d'jà tiré un trait sur ma pauvre personne, d'façon. J'les ai laissé, comme ça, tel un voyou, un voleur, un fils indigne. J'n'ai prévenu personne. Pas même mon entraîneur qui me promettait une belle carrière dans le milieu du basket. J'suis juste parti.

Il avait l’impression qu’il ne faisait que parcourir cette ville, depuis qu’il était arrivé. Il avait marché le long des rues, suivi les artères principales, découvert les passages plus sinueux. Il avait foulé le sable des plages… Il ne s’y faisait pas encore. Mais… peur ? oh non, ça, jamais il ne se le serait avoué. Gennaro n’avait jamais eu peur, jamais vraiment. Ce n’était pas concevable que ce sentiment étranger lui pointe maintenant dans le ventre. Il restait à trouver une place parmi toutes ces âmes de passage, c'était tout…

Il avançait sur une plage, ce jour-là aussi. Et il y avait un homme, qu’il voyait de dos seulement. Il ne put s’empêcher d’approcher derrière  lui. « Je parie que vous venez d’arriver, » lâcha-t-il. Au hasard, au pur hasard.

Ma capuche remontée sur la tête, je n'vois pas tout de suite le type qui débarque derrière moi. J'tourne instinctivement la tête, histoire de m'assurer que c'est bien à moi qu'il cause. Puis, je hoche la tête. "Bingo.", que j'balance, tout souriant. "Et toi, j'parie que t'es là depuis assez longtemps pour savoir reconnaître un visage étranger." Perspicace, hein ? J'n'ai pas de mal à parler aux gens, à tenir une conversation. Mais j'dois avouer qu'on apprécie rarement ma présence. J'suis pas le genre de mecs qui cherche la sympathie des gens. On cause, on rigole, mais si besoin est, j'leur tourne le dos. J'ai laissé mes parents sans laisser de mot, sur un coup de tête. Alors pourquoi ne recommencerais-je pas avec de parfaits inconnus ? J'suis pas digne de confiance, et j'm'en fiche un petit peu beaucoup, à vrai dire. "J'suis Travis."

Ses mains gagnèrent les poches du jean avec nonchalance. Il ne perdait que peu d’occasions de parler avec ceux qu’il croisait, même si cela ne devait pas s’éterniser – même si cela ne devait consister qu’en quelques mots, et que les routes ne devaient jamais se recroiser. Il n’était pas réservé – il était même étonnamment sage en cette ville qu’il ne connaissait toujours pas vraiment, même en en ayant fait tant de fois le tour. « Pas depuis tellement longtemps. J’ai plutôt eu de la chance, » répondit-il en haussant les épaules. « Enfin, c’était facile d’en avoir. Pas mal de monde vient d’arriver, ici. » Banff, carrefour de tant de vies… certains y perdaient la leur, d’autres trouvaient leur voie, peut-être. Desquels était-il, celui-là ? « Gennaro, » répondit-il. « Tu viens de loin, Travis ? » Il était d’humeur curieuse, apparemment.

J'ai l'impression qu'ils sont tous nouveaux dans le coin. Jusqu'à maintenant, j'suis pas tombé sur beaucoup d'anciens. Faut croire que c'est vachement touristique, dans le coin. D'ailleurs, le brun l'affirme également. Pas mal de monde vient d'arriver à Banff. J'sais pas trop quoi dire alors j'me contente de sourire, avant d'finir par me présenter. "Gennaro ?" Je n'peux me contenir de glousser bêtement. "Sérieusement ?", que j'renchéris tout en reprenant justement mon sérieux. Y a vraiment des gens qui appellent leurs gosses comme ça ? Puis, à côté, j'remarque une rouquine qui a l'air de se cailler les miches. J'la reluque de haut en bas, avant de me défaire de mon gros gilet pour le lancer en sa direction. "Pense à ramener le tien la prochaine fois.", que j'gueule. On pourrait croire que j'la connais, mais non. J'dis seulement ce qui m'passe par la tête.

L’autre garçon rit à l’annonce de son nom. Gennaro se contenta de répondre d’un vague sourire – il n’était jamais vexé de ces réactions, elles glissaient sur lui seulement, quand il ne leur ajoutait pas sa chère autodérision. Et puis en fait, il aimait bien la spontanéité. « Un prénom italien… ou une référence à Victor Hugo, je n’ai jamais demandé, » répondit-il en haussant les épaules d’un air sérieux.

Puis Travis sembla oublier la question que le brun lui avait adressée, car une jeune femme qui approchait sur le sable avait attiré son attention. Elle avait froid, il lui lança son gilet. Geste généreux, mais toujours cette ironie franche dans ses paroles. « Et je parie qu’elle aussi vient d’arriver, » fit enfin remarquer Gennaro. Alors la rousse approcha, interloquée par le geste qui l'avait surprise, peut-être curieuse, désarmée ? Et le brun sourit. « Je crois qu'il n'aime pas trop l'idée de paraître gentil, » plaisanta-t-il.

J'me moque de son nom et j'm'en cache pas. Gennaro, c'n'est pas forcément beau. M'enfin, s'il arrive à vivre avec, tant mieux pour lui. "Tu m'pardonneras, j'suis pas ce qu'il y a de plus cultivé au monde, alors, Victor Hugo, j'le connais pas vraiment." J'suis un sportif, moi. Les auteurs, la poésie, l'écriture et tout ce qui s'en suit, j'm'y connais pas vraiment. J'ai passé toute ma vie devant un panier de basket, ne portant que très peu d'intérêt aux autres cours. Enfin, quoi qu'il en soit, j'n'écoute pas sa prochaine question, du moins je n'y réponds pas, car j'perçois une minette en besoin un peu plus loin. Sa réaction m'surprend. Alors, certes, je n'suis pas le plus poli qui soit, mais elle pourrait s'montrer moins désagréable. Gennaro pense qu'elle est nouvelle aussi, moi j'm'en fiche, je n'aime pas sa façon de répondre. J'ai envie de rétorquer, mais le brun l'ouvre avant moi. Mouais, j'vais laisser couler pour cette fois. "J'suis pas du coin, non.", que j'réponds sèchement. Puis, j'me tourne vers Gennaro: "Et pour répondre à ta question, j'viens du New Jersey. Et toi ?" La rouquine en profite pour me rendre mon pull, mais j'décline. "Tu ferais mieux d'le garder."

« Je ne suis pas d’ici non plus. Je viens du Nevada, » répondit-il à l’attention des deux autres. La fille dit qu’elle s’appelait Camille ; elle avait fini par l’enfiler, le pull de Travis, après avoir vaguement fait mine de refuser, et après que lui ait insisté pour qu’elle le garde. Finalement, c’était peut-être vrai – Travis s’efforçait peut-être réellement de ne pas avoir l’air trop gentil, de la même manière qu’il avait voulu afficher que la littérature lui était de peu d’intérêt. Le brun, au contraire aimait la littérature : c’était même la seule chose sérieuse qu’il avait toujours aimée – même s’il comprenait que les classiques français échappaient à beaucoup des gens d’ici. « Gennaro, » répondit-il à la jeune femme, se demandant quel genre de réaction son prénom allait encore susciter. Au pire, les deux se ligueraient contre lui pour le moquer, ce qui était finalement de peu d'importance.

J'suis pas des plus diplomates, c'est vrai, mais mes intentions n'sont pas mauvaises pour autant. Alors, certes, je vole dans les magasins, j'crache sur les gens, j'les insulte à tout va, mais au fond, j'suis quand même un tant soit peu quelqu'un d'bien. Du moins, j'essaie de m'en convaincre. Et c'est d'ailleurs pour ça que j'lui propose, que j'lui impose de garder mon gilet qu'elle finit d'ailleurs par enfiler. Le brun, quant à lui, affirme qu'il vient du Nevada. Intéressant. "J'étais à Las Vegas, l'année dernière." Parce que oui, j'suis sur les routes depuis pas mal de temps, maintenant. Puis, la rouquine nous d'mande nos noms. J'laisse Gerano, Genario ou quelque soit son prénom s'exprimer en premier. Ah, oui, voilà. Gennaro. J'me contiens de glousser une seconde fois. D'façon, ce genre de choses, c'n'est drôle qu'une fois. "Travis.", que j'lance à mon tour. "L'un de vous aurait une cigarette pour moi ?" J'fume plus autant qu'avant- parce que je n'en ai plus les moyens-, mais mon addiction à la nicotine est toujours là.

Le voile du souvenir enleva son regard, l’espace une seconde. « Ah oui, Vegas… Aussi étrange que ça puisse paraître, je n’y suis jamais allé. » Il aurait voulu demander comment c’était – oui, c’est ce qu’il aurait fait, en temps normal. Mais quelque chose l’en retint. Cependant il entendit Travis répéter son prénom à son tour, et n’y pensa plus. À la place, il pensa que Travis semblait être un sacré voyageur – et que lui devait passer pour un pantouflard, en plus d’avoir un nom étrange… n’être jamais allé à Vegas. Il retint un soupir las, et à la place dégagea son paquet de cigarette d’une poche de sa veste, l’ouvrit sous le nez du jeune homme, se contentant d’incliner la tête pour l’inviter à se servir, sans mot dire. En même temps, il se réjouissait – ça lui faisait un prétexte pour s’en griller une. Non pas qu'il en eut vraiment besoin mais… il fumait un peu trop, depuis qu’il était là. « Tu en veux une, aussi ? » demanda-t-il à la rouquine lorsque Travis se fut servi.

Il vient du Nevada, mais n's'est jamais rendu à Las Vegas ? J'suis confus. "Ça n'a jamais attisé ta curiosité ?" Clairement, un d'mes buts premiers en quittant mon domicile était de découvrir Las Vegas, ses casinos, le Strip. J'demande une cigarette et Gennaro propose aussitôt son paquet. J'me sers, inclinant la tête en guise de remerciement. Puis, la rouquine, Camille, fait de même. J'porte la clope à mes lèvres et saisis le briquet de la jeune femme quand celle-ci me le tend. "T'as été en Australie ?", que j'balance avant d'allumer mon bâton d'nicotine. J'passe l'objet à Gennaro, tirant intensément sur ma cigarette. Cette sensation. Elle m'avait manqué. J'expire la fumée et pose mes yeux sur Camille: "A nos prochaines rencontres."

Pas besoin de poser la question de savoir ce que valait Las Vegas – celle de Travis répondit malgré tout. Ca lui semblait étrange, que quelqu’un qui venait du Nevada n’y soit jamais allé. Gennaro haussa vaguement les épaules : « je n’en ai seulement pas eu l’occasion, » se contenta-t-il de dire parce qu’il ne voulait pas spécialement s’étendre sur la question, il ne voulait pas parler de là-bas.

Après que les deux autres eurent sorti et allumé leur cigarette, le brun glissa la sienne entre les lèvres. La flamme du briquet vint en lécher l’extrémité qui se fit incandescent écho du ciel, puis le petit objet retourna à sa propriétaire tandis que Travis questionnait sur son origine. Gennaro les imita, tirant longuement sur la clope, et alors que la fumée s’absorbaient dans le souffle de l’air il se demanda à quoi il voulait fumer. Que pouvait-il souhaiter… tout ce qui lui était arrivé, et tout ce qu’il était ici n’était pas très enviable. « À la nicotine, » se contenta-t-il de plaisanter.