La rage me tient. Elle m’enserre, m’étouffe, me contrôle. Je veux détruire tout ce qui se trouve sur mon passage. Je veux que l’on se sente aussi mal que moi, que l’on souffre autant que moi. Je n’aime pas ce sentiment dévastateur. Il m’est étranger d’ordinaire. Mais cette nuit il me possède, il m’hante. Je veux frapper des poings, me faire mal, faire mal. Une douleur physique pour oublier celle du cœur. La neige me mord les doigts, ils sont violacés. N’y tenant plus, je balance ma boule de neige contre un lampadaire, mettant toute ma force dans ce geste de colère.

Le métal résonne dans la nuit. Ça fait un son qui terrorise, qui réveille les lames bien plantées dans nos organes. Stryder lève l'oreille. Bon chien, va. La fille semble cracher ses sentiments. La buée s'accroche à l'air glacé, lui donnant des airs de dragon. Petite demoiselle des pavés, habitante du béton nocturne. Quelqu'un doit l'attendre quelque part, elle a une de ces âmes qu'il est difficile d'ignorer, qu'il est difficile d'oublier.

On reste là comme deux cons, moi et mon cabot. Ces filles là, faut pas les approcher. Elles t'arrachent le coeur dès que t'as le dos tourné. Elles te font des misères parce qu'elles savent pas aimer calmement. Cette fille, c'est une tempête. Elle fera des ravages, je le jure, je le sais.

Je me la ferme, parce que j'ai rien à dire.

Elle s’écrase et disparait dans une pluie étincelante. Mes mains me font mal, du sang gelé les étoile. Des dizaines de petites étoiles rouges, que j’observe en silence. La douleur n’est toujours pas suffisante, il me faut plus. Encore plus. Je veux me torde sous elle et oublier ma vie. Mes conneries, mes échecs, je veux que tout disparaisse en fumée. J’enfonce ma capuche sur ma tête et me rapproche du lampadaire. Il m’insupporte ce lampadaire, à se tenir si droit, si fière face à moi. Dans ma folie du moment je suis persuadée qu’il me nargue de n’être qu’un poteau qui lui, n’a aucun soucis à se faire. Tu veux jouer à ça ? Alors je commencer à le frapper de mes poings.

Pas moyen de retourner dans le temps et de tourner à droite plutôt qu'à gauche. Pas moyen de faire autre chose que de m'avancer. Je la vois, se battre avec elle-même, dans l'image tordue que lui rends l'acier de ce grand luminaire. Elle se fait du mal et ça viens m'écorcher les entrailles. Je voudrais lui dire d'arrêter, que je vais prendre soin de ses doigts ensanglantés. Je voudrais qu'il y ait une réponse pour cette rage qui nous terrorise, qui nous effraie jusqu'aux os.

J'imagine qu'elle se croit seule dans son agonie, petite sauvage d'un monde qui renie la logique. Mes doigts agrippent ses poignets. Pas bien fort, mais brusquement. Elle est si volatile que son corps suis ses poignets, dans un mouvement qui fait mal. Mal à mon âme, maintenant qu'on est cœur à cœur, le sien gisant sur le pavé, petit papillon fatigué. Elle aurait le droit de me gifler. C'est qui se grand con qui se croit tout permis. Pour qui il se prend, ce maladroit aux allures d'abruti. Elle a de beaux yeux, la sauvage. Mords-moi plutôt que de te faire du mal.

Violence. Est-ce donc toi l'unique chose que je possède dorénavant ? Je sais déjà ce que tu vas faire de moi. Je ne suis qu'une faible créature face à ton immensité. J'ai même déjà l'impression que je ne suis plus qu'un vulgaire objet à ta merci. Frappe, frappe, je frappe de mes poings avec toute la force que tu me procures. Le sang perle à l'endroit où les os de ma main rencontrent le poteau. Il est indéformable, immobile, impassible. Ce n'est qu'un vulgaire poteau mais je le haïs. Intarissable, le besoin d'haïr quelque chose. Mais on vient me stopper dans ma folle tentative d'assassinat du lampadaire. Deux mains, qui laissent supposer une poigne puissante, s'agrippent aux miennes. Pourtant je tente toujours t'atteindre ma cible. Impossible. Désespérée, le torse de l'homme devient alors le nouvel objectif. Je m'épuise sur lui, me défoule. Il doit souffrir aussi. Trop engourdies, mes mains n'ont plus la force de s'abattre, elles sont presque mortes, éteintes comme l'éclat de mes prunelles. L'énergie court et s'enfuit de mon corps, toutes mes forces m'abandonnent.

La tempête déferle sur ma peau, son sang s'accroche à mon t-shirt. C'est une fille-ouragan que la vie a dispersée dans tous les sens. On lui a arraché le nord, lui disant de se débrouiller et de retrouver la raison. Des petites furies au bout des ongles, ça n'est qu'une pluie indocile qui ne passe pas le pas de ma peau. Je la tiens, parce de la lâcher, ce serait de la laisser retomber. Je t'ai, je te gardes, le temps d'un coin de rue.

Le calme après les excès, la douceur après la tempête. Sans savoir comment, elle a trouvé mes bras. Ça n'est plus une bête, c'est un oiseau blessé. Petite dans sa peine, encore plus minuscule face à moi. Je la serre un peu trop fort, la gardant un instant. Me foutant qu'elle soit de porcelaine, me disant qu'elle est déjà craquée, que ce serait de la folie de la recoller. Ma sauvage est si tranquille, que j'arrive à peine à croire qu'elle était cette furie.

Stryder s'est couché à nos pieds, désintéressé de nos grands malaises humains.

Je sais pas quoi dire, je dis que des conneries. Mes doigts glissent dans ses cheveux, les tirant maladroitement au passage. Je suis pas une petite chose délicate aux ongles limés. Faut pas se faire d'illusions, tu sais. J'embrasse sa tempe, faute de pouvoir lui dire que tout ira bien. De toute façon je sais pas mentir, elle m'aurait pas cru, ça valais pas la peine. Reste un peu, que je te montre ma rage, celle que toi seule saura reconnaître.

Mes perles de sang viennent s’épandre sur lui. Je ne peux les retenir, elles coulent comme couleraient mes larmes si j’étais capable d’en verser ne serait-ce qu’une seule. Ça aussi c’est impossible. Le monde se révèle à moi enfin, tel qu’il est réellement. Un ensemble d’impossibilités, d’impuissances. Et nous humains idiots que nous sommes, nous croyons être capable de les surpasser. Je veux me laisser tomber à terre, capituler, mais je ne peux pas. Je le veux, mais l’inconnu fait entrave à ma faiblesse. Je suis défaillante, il le sait. Il l’a perçu en moi. Il me récupère tel un oisillon tombé de son nid. Mon souffle est saccadé, je tente de le reprendre. Chaque respiration est difficile, elle demande un effort que je ne me sens plus capable de faire. Mes poumons crient, ils protestent, m’arrachent chaque bouffée d’air. Les yeux clos, je fais reposer ma tête contre son torse, je tente de caler ma respiration sur la sienne. La présence du chien m’échappe totalement et à vrai dire beaucoup d’autres détails subissent le même sort. Tous mes sens sont focalisés sur ce pilier inestimable et sans lequel j’aurai déjà creusé ma tombe dans le bitume. Une caresse dans les cheveux et un baiser. Nous venons de nous enfermer dans un monde auquel nous seul avons accès. Un monde d’incompréhensions où la douceur est plus délicate encore que tout ce que nous connaissons en ce monde répugnant. Apaisée, ma rage s’évapore à petit feu, mais la douleur s’accroche à la moindre parcelle de mon corps. Elle fait s’embuer mes yeux. Non, non. Tu ne sais pas pleurer. Tu ne l’as jamais fait. Tu as l’inconscience et la passion, mais pas l’amertume. Sois forte, tout ça n’est pas toi. Je relève la tête. Mon pilier a un visage. Il a deux yeux brillant dans la noirceur de la nuit. Un océan vague dans lequel je me perds. Mes yeux te crient de ne pas me lâcher, pas maintenant. Apprends-moi d’abord à voler.

Ma sauvage s'étire d'un regard. Dans ses yeux danse une vague de certitude. Elle ravale la mer qui menaçait de déborder, comme un verre d'eau lors d'un tremblement de terre. Le temps d'un soupir, ce sont ses lèvres qui tremblent. Deux petites courbes qui pourraient laisser tomber le monde si elles venaient à faillir. Ma main droit, ma main maladroite, viens tenir son visage, pour le garde avec moi, le préserver des montres d'acier. Mon pouce essuie sur sa joue une larme qui n'a jamais coulé. Les peines fantômes qu'elle n'a pas dessinées de ses voyelles semblent hanter ses os. Les débris de nos navires échoués font les pires échardes. Ses yeux ont une histoire que ses sourcils ignorent. Ça descend si profond que pour les repêcher, faudrait plonger mon bras jusqu'à en mouiller les manches de mon t-shirt. Mon autre main, la gauche, la malhabile, trouve une des siennes et tire vers la surface son poing ensanglanté. Ses doigts crispés sont froids comme si la vie avait quitté son corps. Petite sauvage au bord du gouffre, le précipice à ses pieds. J'embrasse ses jointures, aimant ce qu'elle maltraite, affectionnant ce qu'elle s'applique à détruire. J'ouvre mes bras, faute de savoir comment ouvrir mon coeur.

Ça suffit, j'emporte mon petit animal blessé, je le tire bien loin de la scène du crime. Je refuse de la regarder s'enfuir, s'autodétruire. Un bras sous ses épaules, l'autre sous ses genoux. Petite plume douce comme la soie. Quelques pas, Stryder à mes pieds. Quelques pas, le lampadaire est effacé. Quelques pas, sans lui demander si ça lui vas.

Je ne peux la retenir. Elle tombe fatalement pour venir s’écraser sur ma joue. Je la renie cette larme. Elle n’est pas de moi, elle ne peut l’être. Je ne veux pas y croire. Pourtant je la sens glisser sur ma peau et y répandre sa chaleur. Elle me dégoute cette larme. Elle est la preuve de mes faiblesses, l’indéniable évidence. Mais il entend ma silencieuse prière, il me délivre de cette nausée en l’essuyant de son doigt. La larme a disparu et je lutte pour que son souvenir en fasse de même. Je le chasse mais son fantôme m’hantera à jamais. Cette pensée m’arrache un frisson, plus proche du spasme, qui remonte le long de mon échine. Glacial et dévastateur. Pourtant une fois de plus tu ne me laisses pas tomber, tu me tiens et m’attrapes la main. Elles sont scellées. Alors je m’agrippe dans un ultime espoir. Celui d’être sauvée alors que je suis à la dérive. Mon corps n’est plus qu’une épave, une épave qu’il trouve la force de soulever. Je ne conteste pas. A quoi bon ? Ai-je même la force de parler ? J’me rends alors compte qu’aucun mot n’a été échangé depuis le début. Aucun mot, mais pourtant nous nous comprenons. Telles deux âmes destinées à se rencontrer. Deux âmes incandescentes que l’on a séparées dans une ancienne vie. Deux âmes dans la souffrance. Mon corps flotte, bercé dans tes bras. Les débris de mon navire de fortune s’éloignent, ils sont loin derrière nous. Mon pilier est l’unique décombre qui me soit encore fidèle. Pourquoi fais-tu tout cela ? Quelle lueur as-tu vu en moi pour vouloir m’empêcher de sauter dans le vide ? « A quoi bon tout cela ? » Quelques mots lâchés dans un souffle. Une question aussi vaste que l’univers ; aussi vaste que nous.

Le ciel est un gouffre qui menace de nous gober. Le froid mords comme un chien enragé. Mon chien à moi, à mes pieds. Les étoiles sont à leurs funérailles, enterrées sous un nuage noir. Qui a dit qu'il faut une raison à chaque geste. Qui a dit que ça ne se fait pas d'enlever une fille qui saigne de la rage, qui ne pleure rien, pas même un mot.

Légère comme une feuille, aux soucis lourds comme la terre. Elle demande pourquoi, je lui réponds :
- Je sais pas.

Je refuse de raconter des histoires en couleur où tout s'arrange. Je suis pas ce grand sauveur qui a toutes les réponses dans sa poche. On écrira pas de livre sur moi, disant qu'une nuit, j'ai ramassé une fille pour aucune raison.

Quelques pas de mes grosses bottes à la semelle usée, aux coins crasseux de terre, de béton, de vie et de poussière. Je sais plus depuis combien de temps je marche, mais on est arrivés. On est là où j'ai planté ma tente. Stryder le sait, il s'installe devant la porte, devant sa porte. Je ne la pose pas, pas maintenant. À quelques mètres, coule un ruisseau. Je l'emmène, un peu plus loin, un peu plus tard. Elle retrouve ses pieds, mes mains leur liberté. Je sors un mouchoir de tissus de la poche de mon manteau, le trempe dans l'eau glacée, le tords un peu, puis nettoie ses jointures où le sang a maintenant séché. Je me dis que je devrais lui parler. Je grommelle quelque chose sous ma moustache, évitant ses yeux, évitant leur abysse.
- Je pouvais pas te laisser là ... tu comprends ?

Ai-je besoin d’une réponse ? Ai-je réellement besoin de savoir pourquoi il faut se battre quotidiennement ? Pauvre petite fille pourrie gâtée. Riche à n’en plus finir, mais qui trouve encore le moyen de se plaindre. Le fric fait pas le bonheur, croyez-moi, c’est pas qu’un dicton qu’on vous fait avaler pour vous faire croire qu’être pauvre c’est carrément cool. J’me suis noyée dans un amas d’argent et d’or et aujourd’hui je ne suis plus qu’un pantin dépendant de tout ça. Non. Non. J’veux pas, j’veux plus. Je veux crier ma rébellion au monde. Mais qui m’entendra réellement ? Toi. Il arrive à percevoir des choses en moi, des choses que j’ai peur d’explorer. C’est pour ça qu’il n’ose pas me mentir. Donner de l’espoir en vain rend faible et naïf. Je ne cesse de fixer le ciel, de peur d’attraper son regard à nouveau. Des prunelles sombres emplies d’une incroyable volonté. Les miennes sont vides. Mais je ne suis pas fatiguée, non, je sais que cette nuit à encore bien trop de chose à m’offrir. Un court instant, je ferme les yeux, bercée par le bruit de… l’eau. Je l’entends couler tout près de nous. Où m’a-t-il emmenée ? A nouveau sur mes deux pattes je me rends compte que nous avons quitté le cœur de Banff. Au loin une tente, le chien à ses pieds. Et dans l’eau, le reflet d’une lune maternelle. Elle nous garde de sa sagesse. L’eau sur mes mains est comme une morsure infernale, elle m’arrache une grimace. Mais je ne conteste pas, je le laisse faire. Peu à peu ma peinture de guerre disparait, laissant apercevoir quelques coupures ici et là. Ça sera mon trophée. Tu évites mon regard. As-tu peur ? « Tu aurais tout aussi bien pu m’ignorer. J’allais lui mettre sa raclée à ce maudit lampadaire. » J’ironise en puissant la force de murmurer quelques mots.

Elle dessine un sourire au coin de mes lèvres, une ébauche un peu délavée. Elle se croit plus forte que l'acier, que l'argent sterling. Plus forte que les limites de sa peau, de son humanité. Je la relève, plume de félin, coeur de loup, pour la remettre sur ses deux pattes, pour lui dire de fuir pendant qu'il est encore temps. La nuit est terrible, pour ces âmes aveugles qui croient que le soleil leur rendra la vue. Je ne dis rien, comme un con. La poussant un peu dans le dos pour qu'elle marche d'elle-même, à reculons sur nos pas, à l'envers d'un endroit qu'on ne connait pas.

Je pointe la tente du bout d'un index glacé par l'eau, l'air et l'amertume. Tu sais quoi, ma sauvage, je t'offre refuge pour la nuit. C'est pas bien grand, c'est pas bien beau, mais c'est tout ce que j'ai.

Un tronc d'arbre renversé fait face à mon bûcher éteint. Je plante quelques feuilles morte au centre des cendres, quelques brindilles pour les couvrir, une allumette lancée à l'aveuglette. Ça crépite comme les grains de blés au micro-onde.
- Viens, approche, il fera moins froid près du feu.