bouffon

Accoudé au comptoir, tous les regards se rivent sur lui. Ses paupières clignent avec frénésie, tandis que son regard noir vient en déstabiliser le serveur, qui se fond en excuses. Celui-ci finit par lui servir un énième verre, bien trop inquiet par l'attitude de son client et par le relâchement de la surveillance. « Eh bien voilà » finit par dire l'homme sobrement vêtu, avant de retourner s'asseoir à une table légèrement à l'écart.

Gennaro regardait cet homme au comptoir : il était comme le centre de gravité, repoussoir en même temps de toutes les attentions qu’il faisait dévier et converger, sûrement sans en avoir conscience. Cette façon pressante qu’il avait de demander un verre, un de plus, et l'urgence dans sa voix avaient quelque chose d’inquiétant. Il n’aurait peut-être même pas eu besoin de s’asseoir à l’écart : on l’aurait laissé tranquille. Quoique…

Poussé par sa curiosité, Gennaro s’approcha, s’assit même à côté de l’homme obscur. Lui aussi avait un verre (et arrêté de les compter), lequel annonça son arrivée dans un bruit sec, au moment où il atterrit sur la table en cognant. « Qu’y a-t-il de si urgent à oublier ? » hasarda Gennaro.

Un comptoir, un peu trop d'alcool. J'ignore les gens autour de moi et je me concentre sur le fond de mon verre déjà à moitié vide. Tu as la descente facile en ce moment Gin. Banff ne me réussit pas tant que ça. Une voix d'homme retentit non loin de moi. Mes yeux se posent sur lui et le suivent jusqu'à sa table déserte. Comme quoi je ne suis pas la seule à boire sans compagnie. Finalement quelqu'un le rejoint. Ils n'ont pas l'air de se connaître. Alors entrainée par un élan qui vient probablement de ce que je bois, je les rejoins. Y a de la place pour une personne de plus ? La question est là pour faire polie, parce qu'à dire vrai, je suis déjà assise.

Heurt soudain, le claquement du verre sur la table le fait tressaillir. Lorsque, telles de petites billes assombries par le temps, ses yeux viennent se poser sur l'individu, il ne peut s'empêcher d'esquisser un sourire. Étrange sourire à la consonance équivoque. La bouche entrouverte, il s'apprête à satisfaire la curiosité de l'homme qui lui fait désormais face. Mais celle-ci se referme instantanément lorsque une nouvelle présence se fait sentir. Le corps crispé, Hermod les observe, l'un après l'autre. « J'ignorais avoir autant de charme, deux en une soirée mais que m'arrive-t-il » lance-t-il, avant d'étouffer un petit rire.

Il n’avait jamais vu un pareil regard… peut-être même en aurait-il été troublé si l’euphorisante liqueur ne pulsait pas dans ses veines à grands coups, faisant ses perceptions diffuses et ses impressions imprécises. Cet homme était l’instabilité même ; celle-ci habitait jusqu’à son sourire, lui crispait le corps – une inquiétante aura qui se répandait et qu’il fallait ne pas craindre d’inspirer. Gennaro ne le craignait pas, pas plus que ne semblait le craindre la jeune femme qui les rejoignit.

Alors l’homme obscur évoqua ironique son charme – et s’il riait presque il fallait lui en reconnaître un toutefois, le charme de sa folie peut-être. « Comment, personne ne vous l’a jamais dit ? » demanda Gennaro avec un sourire rieur, avide d’entrer dans le jeu de cet homme, quel qu’il soit… stimulé, excité, presque, par cette rencontre inhabituelle.

Cela faisait longtemps que je n'avais pas fait preuve de spontanéité. Enfin non, ce n'est pas vraiment correcte. Nous parlons ici de spontanéité qui me pousse vers autrui. Quelques fois cela a du bon de lâcher de prise, l'alcool aidant. Je prends un court instant pour dévisager ces deux étrangers qui me tiendraient compagnie le temps d'un verre. Peut-être plus. L'un était troublant, l'autre apaisant. Ivresse et maitrise. Un petit commentaire pour parler de notre arrivée. Un rire que je ne parviens pas à percer. Mes lèvres dessinent un sourire en coin tandis que l'aventurier répond. Aucun de nous ne sait à quoi s'attendre. Une certaine forme d'excitation prend possession de mon corps. C'est une première alors ? En tout cas mon verre et moi, nous vous trouvons charmant. Un sourire, avant de lever légèrement mon verre vers eux et d'en boire une gorgée suffisamment longue pour me donner le courage de rester.