Tu t'es garé le plus loin possible des autres et t'es descendu de ta bagnole. T'as claqué la portière, choppant juste l'essentiel pour te dégourdir les jambes et oublier les virages menant jusqu'à Allisson Pass. T'avais dans l'idée d'aller jusqu'à Vancouver, Victoria même, mais en fait, tu as décidé d'arrêter de courir. A la place, t'as marché, jusqu'à ce que tes poumons râlent à cause du froid. Jusqu'à ce que ta gorge brûle.

Tu t'es posé et t'as commencé à fouiller dans le bordel de tes poches, jurant à moitié parce que tu te les gèles. T'as pas de veste. Abruti. Un canadien sans veste. A-bru-ti. T'es juste en pull, les manches relevées, le matin te mord mais c'est pas grave. Tu t'es redressé après avoir choppé ton briquet, t'as réalisé que t'allais voir le jour se lever et puis avec un sourire à la con, t'es allé vers l'eau en faisant quelques pas. Sans réfléchir, sentant la mauvaise idée mais grimpant quand même, tu t'es foutu en tête de monter sur les rochers gelés sortant de la flotte comme des dents... T'as allumé une cigarette et depuis tu tires dessus en ignorant le monde, en ignorant l'impression de papier de verre dans ta trachée, ignorant la morsure de l'hiver sur tes doigts.

T'es libre et ça t'arrache un rire un peu ivre, un peu fou. Heureusement que t'es 'seul', sinon tu passerais surement pour un cinglé, planté là, tout seul, à l'heure où les gens bien comme il faut émergent pour aller bosser et où les fêtards se trainent pour aller dormir.

Il est tôt ou tard, tu sais plus trop. Depuis que t'es ici tu ne comptes plus les heures, t'a même jeté ta montre, ou plutôt tu l'a échangé contre un pull un peu plus chaud. C'est toi qui es parti, tu l'a décidé toute seule mais tu regrettes un peu. La chaleur de ta maison te manque, les sourires de tes amis aussi. Tu regardes ce garçon qui est assis sur les rochers. Ses pieds son nu et toi tu frissonnes, il doit avoir froid. Tu serres tes bras contre ton corps frêle, tu aurais dû choisir un autre endroit, un pays où il fait chaud, où la neige n'existe pas.

Tu inspires profondément, ça te fait tousser entre le froid et la clope. Abruti. Tu te retournes, comme pour épargner quelqu'un qui n'est pas là, tu craches dans l'eau. Une silhouette attire ton attention, t'es pas seul. Ton rire crève un peu plus dans ta gorge, tu te demandes depuis combien de temps on t'observe.. au fond c'est pas important, parce que personne ne sait qui tu es et c'est libérateur, comme idée. T'as l'impression qu'elle tremble, faut dire qu'il gèle, genre vraiment et que les minutes avant l'aube sont toujours les pires. Tu te redresses et tu l'interpelles, cette camarade trop matinale dans la bizarrerie qu'est ce coin perdu " Il y a un thermos de café entre les deux sièges de ma caisse et j'ai des clopes si tu veux " - tu sais pas trop ce qui te prend, t'étais le genre de connard qui aurait pas tenu une porte ou donné l'heure même si ta vie en dépendait, mais ça semble loin, tout ça.

Sa voix brise le silence du lieu, elle recouvre le bruit de l'eau. Tu le regardes, du café et des cigarettes. Il n'a pas l'air du genre à se soucier des autres et pourtant il vient à toi. Aller fait un effort Shae. Oh, non, j'veux pas squatter dans tes réserves. Un mince sourire étire tes lèvres tandis que tu te lèves et tu t'étires. Les muscles de tes jambes sont endoloris, tu es restée assise trop longtemps dans le froid.

Tu fronces un peu les sourcils. T'es tellement pas habitué à être avenant que tu sais pas comment réagir quand on te dit non, quand on va pas dans ton sens. Tu hésites mais tu te lèves, finalement et tu sautes de ton rocher, dégageant de là en ignorant la neige, la glace, en essayant de pas te vautrer. Tu ouvres la porte de ton pick-up avant d'aller vers elle, tendant le thermos que t'as attrapé. Elle semble rongée par le froid, alors tu insistes un peu : " J'l'ai pas payé, de toute façon et j'pourrais pas tout boire, alors autant que quelqu'un en profite hein... "

Tu tires sur ce qu'il reste de ta clope en te demandant où t'es devenu ouvert comme ça.

Il n'a pas l'air content de ta réponse, mince, alors tu plisses les lèvres. Tu ferais mieux la prochaine fois. Il a une voiture, quelle chance. Toi aussi t'aimerais en avoir une mais tu n'as pas le permis alors bon. Il te tend un thermos que tu attrapes un peu trop vite, un peu comme une voleuse. La chaleur inonde tes doigts. Merci. Tu lui souris et tu prends une gorgée, le liquide te brûle presque la bouche et la gorge mais le principal c'est que ça te réchauffe. Tu serais capable de tout boire mais ça ne se fait pas alors tu lui retends le thermos, un peu à contre cœur. T'es ici depuis longtemps ? Ne pas laisser le silence s'installer, c'est ça le principe d'une conversation non ?

Elle boit, finalement, et tu l'observes en réalisant qu'elle est quand même sacrément livide. Elle n'a pas l'air bien âgée, peut-être ton âge, peut-être moins. Tu te retrouverais bien à penser qu'elle n'a rien à foutre dehors à une heure pareille mais clairement, c'est pas ton genre. Tu récupères le thermos, voilà qu'elle parle, pose des questions. Une, du moins. Tu bois une longue gorgée de café, grimaçant un peu parce qu'avec le gout de la clope, ça reste brutal. Ca fait des années mais tu t'y habitues pas, tu pourras sans doute jamais t'y faire. " Deux, trois jours ? Cinq au maximum, j'ai pas mal tourné en bagnole... j'sais pas trop, j'ai pas fait gaffe, j'ai du comater un sacré moment. " tu lui tends le thermos à nouveau, qu'elle termine, et tu écrases ta clope. D'ici quelques minutes, le soleil va pointer son nez entre les montagnes mais pour le moment, t'es concentré sur la demoiselle. Tu finis même pas retourner la question, un peu bourru peut-être : " et toi ? " avant de passer une main devant ton visage pou chasser la fatigue et les emmerdes.

Tu sais plus depuis combien de temps t'es ici. Tu es partie de chez toi en claquant la porte et tu as fait du stop jusqu'à ici, banff. Tu t'y es arrêté car tu en avais marre de monter dans des voitures ou des camions et de tomber sur des gens un peu trop bizarres, un peu trop entreprenant parfois. Il te tend le thermos, tu le prends et tu le portes à tes lèvres avant de répondre. . Je sais plus trop, trois ou quatre jours. Tu lui rends l'objet qui te réchauffait et tu passes tes doigts dans tes longs cheveux puis tu remets ton bonnet correctement sur ta tête. Le silence s'installe. Tu le regardes, il a l'air fatigué, blasé. Tes yeux glissent sur son cou, sur ses tatouages.

Tu te retiens de rire, de dire que vous devriez former un club des gens à côté de leurs pompes. A côté de tes pompes, ouais, tu sais plus vraiment où t'es, où t'habites. T'es arrivé là en conduisant, tu sais plus vraiment quand tu es parti et tu n'arrives pas à oublier pourquoi. Tu soupires, tu récupères le thermos et tu suis le regard de la jeune femme, finissant par afficher un petit sourire. Tu tires le col de ton gros sweat noir pour qu'elle voit la forme, t'es habitué aux questions, aux regards mais elle ne semble pas sur le point de juger et de dire que tu regretteras ça quand t'auras soixante ans. Si tu vis jusque là. " Une hirondelle, ça va bien avec le grand air, non ? " tu penses au fait que t'as envoyé valser ta putain de cage et à ce premier lever de soleil en liberté, ce pour quoi t'es pas allé te pieuter à l'arrière de ta voiture, ce pour quoi tu voulais rester éveiller. Tu te retournes et tu vois que ça commence, d'ailleurs, alors tu fais trois ou quatre pas en arrière jusqu'à une lourde table de pique-nique en bois contre laquelle tu t'appuies et, machinalement, tu sors ton paquet de clopes pou en reprendre une avant de le tendre à la demoiselle. " C'est l'heure du spectacle, on dirait " tu passes une main dans ses cheveux noirs et tes yeux se perdent dans les montagnes, au point que tu en oublie d'allumer ta cigarette.

Il tire son col et toi tu t'approches un peu de lui, mais pas trop. Tu regardes son tatouage, c'est beau, il est beau. L'hirondelle, un joli oiseau qui symbolise la liberté, la joie. Alors tu te demandes pourquoi il s'est fait tatouer ça, pourquoi pas autre chose. Mais tu te retiens de lui poser la question car c'est personnel. Tu te contentes de sourire. C'est beau, t'en as d'autre ? La curiosité t'envahit, tes yeux brillent un peu plus. Il s'assoit sur une table, tu le suis et ton regard se pose sur le soleil qui apparait petit à petit. C'est un peu clicher mais tu as toujours aimé regarder l'astre de feu se lever, c'est un nouveau jour qui arrive, une nouvelle journée avec son lot d'espoir mais aussi de tristesse. Tu acceptes la cigarette qu'il te tend et tu l'allumes grâce au briquet qui se trouve dans la poche de ta veste. Tu ne fumes pas beaucoup toi, mais tu n'allais pas lui dire non et puis comme ça t'a l'impression de partager quelque chose avec lui, même si ce n'est qu'éphémère. Tes yeux se posent alors sur son visage, tu l'observes timidement tout en tirant sur ta clope. Il n'a pas allumé la sienne, alors tu t'en charges et tu lui souris. Tu n'es pas bavarde, t'es un peu sauvage.

Tu réalises, après coup, que t'as oublié de répondre à sa question. Des tatouages, t'en as plein, tellement que t'en regrettes certains. Tu tires sur la clope qu'elle a allumé, tu jettes un coup d'oeil vers elle et tu la remercie en silence avant de remonter un peu tes manches. Tu précises " il fait trop froid pour que je te les montre tous, hein " en te contentant de montrer correctement tes avants-bras. Tu tires une longue taffe, regarde la montagne qui s'embrase avec le soleil, les reflets sur le lac gelé, la putain de tranquillité. Tu te demandes où t'étais pendant tout ce temps et dans toute la rancoeur, tu réalises que c'était peut-être nécessaire de douiller pour en arriver là... pour en arriver à pouvoir profiter d'un matin, d'un lever de soleil, simplement, sans se prendre la tête, sans savoir qui est à tes côtés mais sans que ce soit aussi dérangeant qu'avant, l'inconnu. Tu finis par demander " T'es encrée aussi ? " tournant la tête pour la regarder franchement, gamine farouche. Tu penses à une danseuse, étrangement. Un chat, un courant d'air, un petit glaçon. Tu baisses la tête, soudain, tu veux pas qu'elle pense que tu la reluques, des pervers de bord de route y'en a bien assez.

Il relève ses manches et tu regardes ses avant-bras. Toi aussi t'aimerais en avoir pleins des tatouages, avoir quelque chose à emmener avec toi dans la tombe, avoir une histoire encrée dans ta peau. Mais pour l'instant tu n'as pas encore vécu assez de choses pour te permettre de te le faire inscrire sur ton corps. Tu me montreras les autres, un jour ? Tu es curieuse de voir le reste de son corps, tu es curieuse d'en savoir plus sur lui. Tes yeux s'égarent un instant sur l'horizon, sur les montagnes de Banff. Tu te rends alors compte que c'est un endroit magnifique et que depuis que t'es arrivé tu n'a pas vraiment pris le temps de le voir. T'étais trop occupé à chercher un endroit ou passer tes nuits. Tu tires sur ta cigarette tandis qu'il te demande si toi aussi tu es tatouée. Tu souris et tu tires sur ta lèvre inférieure de façon à montrer ta gencive. Avada kedavra, voilà ce qui est encrée dans ta peau, ta sœur possédait le même, un délire stupide. C'est pas aussi beau que les tiens. Tu rigoles doucement pour ne pas montrer que dans ta poitrine ton cœur se serre. Ta sœur, elle est dans la tombe.

Tu hoches la tête. Ouais tu lui montreras, mais il faudra attendre qu'il fasse beau ou que tu aies un endroit où crécher parce qu'il est hors de question que tu finisses torse nu dans la neige. No fucking way. T'es maso mais pas à ce point et tu te les gèles bien assez comme ça, cul posé contre le bois à la température polaire. Tu regardes ce qu'elle te montre, tu te concentres sur autre chose que le léger vent qui vient s'infiltrer dans tes fringues. Ca te fait sourire, la référence, l'emplacement, c'est cool est différent alors tu tends une main, un peu fasciné, tirant tout doucement sur sa lèvre et t'approchant pour observer correctement. " Ca fait mal ? t'as payé ça combien, tu l'as depuis longtemps ? ça s'efface non ? P'tain c'est trop cool, ça fait de toi une vraie mange-morte et... " tu relèves la tête, presque content de ton jeu de mot et puis tu réalises que soit tu poses trop de questions soit l'encre sur sa peau n'est pas là sans raison. Planté comme un con devant elle, tu la regardes un instant avant de murmurer " désolé " sans trop savoir pourquoi.

Tu sens ses doigts sur ta lèvre tandis qu'il regarde ton tatouage et te pose au moins deux cents questions en même temps. Il a l'air comme émerveillé, comme si un truc formidable venait d'apparaître devant ses yeux. Tu ne peux pas t'empêcher de rire, doucement, tandis que lui, il s'excuse et parait d'un coup gêné. C'est un cadeau, un stupide défi. Ma sœur a le même. Enfin, elle l'avait et non ça fait pas mal. Tu ne réponds pas vraiment à ses questions mais tu ne penses pas qu'il va s'en plaindre. Pendant un instant tes yeux se perdent sur le jour qui se lève et tu jettes ta cigarette qui est terminée depuis longtemps. Pendant un instant tu tends ton visage vers le ciel histoire que les maigres rayons du soleil réchauffent un peu ta peau. Encore une nouvelle journée qui s lève, encore un jour de plus loin de ta maison, de ta famille et de tes amis. Tes yeux se reposent sur l'inconnu à tes côtés. Aufaite je m'appelle Shae. Tu laisses quelques secondes s'écouler sans vraiment savoir pourquoi. Et toi ? Tu as vraiment envie de connaitre son prénom, de le connaitre lui. Après tout c'est la première personne que tu rencontres depuis que tu es arrivée ici et t'en as marre d'être seule.

T'as foutu les pieds dans le plat mais elle répond quand même et sur le coup, tu ne tiques pas. T'es trop crevé peut-être, ou juste trop peu habitué à vraiment trainer avec les gens pour être sensible à ce genre de nuance. Il y a un truc qui cloche mais comme elle réagit et t'envoie pas son poing dans les dents, t'estimes que t'es sain et sauf, quelque part. Tu recules, un peu, à peine cependant et tu la lâches, enfin, alors qu'elle se présente. Tu notes le prénom, l'associant à ses traits, l'associant à la ballerine grelottante que tu peux pas t'empêcher d'imaginer. Il y a un instant, une seconde de rien du tout, où la condensation qui s'échappe de ta bouche va se mêler à celle qui flotte devant le visage de la demoiselle mais tu sors de ton délire quand elle te demande ton prénom. Tu lui donnes, presque aussitôt, enchainant un peu pour chasser le léger mal aise qui s'est installé. " Tate, mais 'envahisseur d'espace perso' ça me va aussi " parce qu'après tout, elle a rien demandé, tu l'as forcé à boire du café et tu l'as collé en la poussant à regarder le levé de soleil. Certes, il y a pire comme spectacle mais même. Au final, t'es encore dans sa bulle même si t'as l'impression d'avoir corrigé le tir.

Tu sens un froid qui se dégage de lui et tu ne comprends pas vraiment pourquoi. Il n'a rien fait de mal, rien du tout. Toi tu ne juges pas les gens, t'es pas ce genre de fille fausse et stupide, t'as pas été élevé comme ça. Toi t'es celle qui passe souvent inaperçue, celle que les gens prennent pour une naïve et une rêveuse. C'est juste qu'ils ne te connaissent pas, qu'ils ne savent pas t'apprécier à ta juste valeur. Tu reposes tes yeux bleus sur Tate. C'est un drôle de prénom, comme le tien d'ailleurs. T'inspires profondément et tu te lances. Fais un effort Shae, ne laisse pas le silence revenir. Et t'étais où avant de venir ici ? T'as envie de rajouter d'autres questions, mais tu te ravises au dernier moment. Toi aussi tu peux être chiante, envahissante et tout ça. Mais pas aujourd'hui, aujourd'hui t'as pas envie. Alors tu te contentes de soutenir son regard quelques secondes, de plonger tes yeux océans dans les siens avant de fixer l'horizon.