chiffo's spaguetti.

Il avait faim le Chiffo. Il avait fini par épuiser la réserve de boites de conserves qui se trouvait jadis à l'arrière de son van, affriolant et à bon prix. Alors, après de longues heures à tendre les mains au milieu de la rue pour réclamer honteusement un peu d'argent, il avait fini par réussir à avoir assez de pièces de monnaies pour se payer un plat dans le restaurant le plus abordable du coin, un truc chaud, comme il n'en mange plus depuis plusieurs mois maintenant. Comme si le vagabondage n'avait que du bon. D'un léger coup d'épaule, Chiffo pousse la porte et s'empresse de se commander un plat, il vide ses poches, se tape la honte et compte les pièces consciencieusement. C'est ridicule, il devrait s'en aller cueillir un panier de fruits ou deux au lieu de se ruiner là. Mais l'assiette entre ses doigts fume et le brûle un peu. Ca lui rappelle presque le confort d'une maison. Il lève la tête, observe le restaurant bondé et s’asseoir lourdement à la seule table de libre. Il y a quelqu'un en face de lui mais Chiffo l'ignore. Il a faim. A chacun ses priorités.

De l'argent, Georgie, elle en a plein les poches. Ou plutôt plein le sac à dos. Des liasses entières, des grosses coupures, planquées dans des enveloppes en papier kraft, entourées d'élastique et fourrées sous les quelques habits qu'elle a emportés avec elle. De l'argent secret, pas tout à fait clandestin, mais pas totalement sans histoire non plus. Elle sait même pas comment le manier, tout cet argent. Tout à l'heure, au moment de payer, il a fallu fouiller dans le sac, fouiller dans l'enveloppe, avec les billets qui collent entre eux, pas facile d'en sélectionner un seul, surtout avec la main qui tremble sous le regard suspicieux du patron derrière le comptoir. Regard qui s'est accentué lorsqu'elle a sorti un billet de cent et qu'il a dû se détourner pour vérifier discrètement que ce n'était pas un faux. Et ce n'était pas un faux. Il lui avait rendu la monnaie d'un air mécontent, elle était partie s'asseoir à sa table avec le plat entre ses mains, presque gênée.
Heureusement, les pâtes sont bonnes. Et elle aime la salle bondée, tous ces gens la rassurent. Puis soudain quelqu'un se pose en face d'elle. Un homme, qui ne lui accorde pas un regard. C'est bizarre de manger en face de quelqu'un que tu ne connais pas. Est-ce qu'il faut s'ignorer, se parler? Georgie est mal à l'aise. Elle s'immobilise un instant, sa fourchette en suspension entre l'assiette et sa bouche, et quelques pâtes retombent dans son assiette avec un petit bruit visqueux. Il a une barbe et des cheveux noirs. Il est beau. Il lui fait penser à un italien, à un milanais. Il a pas l'air commode. Il mange avec un air concentré, les sourcils froncés. Sans doute parce que c'est un italien et que manger des pâtes, là-bas, c'est sacré. Buon appetito? tente-t-elle en s'appliquant sur la prononciation des mots.

Des heures, des jours, des mois que tu marches. Des heures, des jours, des mois que t’as quitté ta petite vie bien réglée un peu comme du papier à musique. Tu sens que ton ventre appelle à l’aide, faut dire qu’à part des fruits que tu piques ici et là, qu’à part le poisson que t’as réussi à attraper, le seul et l’unique d’ailleurs, dans la rivière en bord de route, tu ne manges pas grand-chose. T’as décidé de te démerder par toi-même, t’as pas envie de manger des trucs industriels, mais là, tu l’sens, tu vas bientôt tomber, alors, après avoir raclé le fond de tes poches t’as réussi à trouver assez pour t’offrir une assiette dans un endroit où on bouffe bien et pas cher. Debout dans ce restaurant miteux, ton assiettes de spaghettis dans les mains tu regardes la salle l’air dépité, t’as pas trop l’habitude de t’asseoir à la même table que des inconnus, pourtant là, t’as pas vraiment le choix, à part si tu te décides de manger à même le sol, mais non, un minimum de confort tu ne cracheras pas dessus. Alors tu t’installes en bout de table, y a déjà deux personnes qui y sont, tu t’es pas trop collée à eux, t’as pas envie d’être envahissante. Tu t’assois, les regarde, t’adresse un sourire poli aux deux et plonge la tête dans ton assiettes. Faites comme-ci je n’étais pas là, s’il-vous-plaît…

il faut repartir. il faut bosser, un peu. en cours. mais bordel, ce qu'elle veut, secrètement, lou, c'est la liberté. c'est un peu pour cela qu'elle s'est éloignée, au fond. qu'elle a mis les pieds dans ce village bondé. mais après, quoi ? la liberté n'est pas synonyme de solitude. elle n'arrive pas très bien à savoir ce que c'est, mais ceci est une confirmation que beaucoup de personnes lui ont fourni. alors elle ne se renferme pas. elle vit, tout simplement.
c'est peut-être ça, la liberté. vivre.
elle joue avec sa nourriture, la pousse du bout de sa fourchette. il faut repartir, qu'elle se répète mentalement. t'as cours, là, ma belle. si tu restes ici, tu vas rater ton année, foirer tout ce que tu as entrepris. il ne te restera plus qu'à faire des portraits dans la rue, pour gagner trois sous, et vivre sous les ponts. malgré tout, ces pensées glauques la font sourire un instant, tandis qu'elle essaye de se concentrer sur sa bouffe, refroidie depuis le temps. tout ça, c'est ce que sa mère dirait, approuvée mollement par son mari.
mais ils ne sont pas là. lou peut donc prendre son temps.
réfléchir, surtout. à ce qu'elle veut elle. et pas les autres.
étrangement, elle aimerait, lou, faire des portraits dans la rue et vivre sous les ponts. après tout, pourquoi pas ?
pourquoi pas ?
finalement, elle se lève. elle n'a rien mangé. comme d'habitude. c'est lou tout craché ça. la lou d'angleterre. celle qui est gentille, naïve, et qu'on regarde souvent dépérir parce que manger, c'est ennuyeux. et puis ça fait grossir. c'est surtout ça, le trip. ça l'est depuis le début de son adolescence. elle attrape son assiette après quelques instants d'immobilité, à reprendre ses esprits et à observer les alentours. à son arrivée, personne n'était là. ils semblent être des milliers maintenant qu'un quart d'heure s'est écoulé.
elle repose l'assiette. il faut leur ramener, leur bouffe, ou pas ? elle regarde ses couverts, utilisés. si elle se cassait, comme ça, sans prendre la peine de faire quoi que ce soit d'autre ? dans ces machins là, le client est roi non ? elle ne sait pas, lou. elle ne fait pas ça, d'habitude. elle ne faisait rien de tout ça, en angleterre. pendant une seconde, elle se demande pourquoi elle a décidé de venir toute seule à banff. pourquoi ? pourquoi, hein ? elle était contente, au début. et puis maintenant, il lui faudrait à nouveau du monde pour s'accrocher.
elle ne trouvera pas ce genre de personnes ici.
alors elle sort.
et puis là, quelqu'un la bouscule. juste devant tout le monde. au milieu des tables. lou, elle tangue souvent. elle est maladroite, aussi. alors elle tombe.
et se dit qu'elle devrait aller en cours.

Chiffo, il a l'impression de ne plus s'être brûlé la langue depuis au moins mille ans, alors il savoure son assiette, comme il s'occuperait avec soin d'une princesse. Ça lui fait un bien fou et il a l'impression d'être de retour chez lui, au beau milieu de son salon et sans soucis. Il machouille doucement et relève la tête lorsqu'une jolie voix lui parvient. Il a envie de tirer la tronche Chiffo mais il se retient. Il ne peut pas avoir l'air d'un ours lorsqu'on tente juste d'être sympa avec lui. Pourtant. Buon quoi ? Ce qu'il a l'air intelligent, soudainement. Tu es italienne ? Je ne parle pas italien. Peut être que c'est un abris pour européen après tout. Chiffo n'en sait trop rien. Lui, s'il est venu ici, c'est pour la chaleur et le prix. Alors, une fois la tête levé. Il ne peut pas s'empêcher d’apercevoir du mouvement juste à côté. Ça l'embête un peu, il a l'impression que son espace vital est envahis. Pourtant, elle n'a pas l'air méchante, cette demoiselle. Tu penses que cette place est libre ? Il souffle doucement, d'un petit air bougon puis se reprend. elle est libre... Chiffo marmonne un peu et replonge la tête dans son plat, à nouveau aux abonnés absents. Il a fait son petit effort de la journée et ça se refroidis déjà un peu. Sauf qu'il y a soudainement trop de bruits, des rires et quand il lève la tête, une fille par terre. Chiffo s'en fou, du pourquoi elle est par terre, si ça lui plait, c'est son problème. Mais tout de même. Mais chut un peu.

T’entends un certain remue-ménage autour de toi mais tu ne relèves pas la tête, t’entends une voix qui t’interpelle, tu lèves la tête et regarde le mec en question. Bien sûr que la place est libre, j’aurais bien senti une présence en m’asseyant. Tu replonges la tête vers ton assiette sans rien dire, avalant tes spaghettis comme une affamée. Faut dire que manger des fruits, ça va bien dix minutes mais au bout d’un moment on manque un peu d’énergie. Tu manges, encore, et toujours, t’observes les deux personnes qui sont à ta table, tu dois faire sacrément flipper d’ailleurs.
Et dans un fracas qui fait mal aux oreilles, tu relèves la tête d’un coup, t’as presque sursauté, tu regardes autour de toi et tu fronces les sourcils. On peut manger en paix ici ? Apparemment pas. J’aurais été beaucoup plus tranquille si j’avais mangé mon assiette de pâtes sur ma mobylette vert pomme, tranquille mais pas plus à l’aise. T’observes à nouveau le garçon qui atteste de son mécontentement et pour une fois depuis que t’es là tu te dis qu’il fait bien d’ouvrir sa bouche. Laissez-moi manger en paix.

quelle horreur. elle lâche un "putain" à peine articulé, français de son état, alors qu'elle se frotte les mains, endolories à présent, puisque ses réflexes ont pour une fois pris les devants en sauvant par la même occasion ses jolies dents. et le mobilier du restaurant, d’ailleurs. heureusement qu'elle n'a rien a repayé.
autour d'elle, les clients semblent la regarder. elle n'y prête pas attention. honteuse, un air de petite fille dans le regard, elle essaye de se relever. c'est toujours ce qu'elle fait, lou. essayer. le plus souvent, du moins. puis machinalement, sa main droite s'emploie à passer une mèche de cheveux derrière son oreille, tandis que ses jambes et son cœur cherchent la sortie. derrière elle, certains rient, peu essayent de lui venir en aide. c'est pas grave, qu'elle se dit. finalement, elle se débrouille toute seule. lorsqu'elle sort, elle peut entendre bougonner quelques personnes, et se dit un instant qu'elle devrait peut-être quitter banff, là tout de suite, maintenant qu'elle s'est bien payé la honte.
elle se sent grosse, lou. et empotée. elle ne peut s'empêcher d'ailleurs de grimacer en ouvrant la porte du restaurant, pour s'enfoncer dans la rue, rejoindre son placard. elle n'ira pas en cours, aujourd'hui. pas plus qu'hier.

(hrp : intervention minuscule, vous pouvez manger tranquille maintenant )

(je préviens juste que je répondrai demain, je suis désolée d'être un peu longue car ça bloque le sujet :walk:

j'éditerai mon post.)