Je flotte.
Je vole.
Je m’enfuis.
Je coule…  J’ouvre les yeux. Le ciel est trouble dans mes yeux brouillés de l’eau du lac. Mes larmes s’y mélangent comme si elles avaient toujours vécu liées à ce lac. Mon cœur se serre et je remonte à la surface. L’air est froid en dehors de l’eau, mon maigre maillot de bain ne couvrant pas mon corps contre le vent des montagnes. Mes cheveux forment des vagues dans mon dos, le vent m’emporte vers la berge où une vieille serviette de plage m’attend. Son odeur est encore dessus, mes yeux deviennent lacs et je ne me reconnais plus. Que m’a-t-il dont fait?

Cours. Cours. Je cours vers d’autres horizons. Je cours après le soleil qui au loin, décline. Je cours vers un espoir vain. Celui de croiser une vie au détour d’un chemin. N’importe quoi, n’importe qui. Je ne veux plus me sentir seule, est-ce trop demander ? Un peu de compagnie, même animale, me redonnerait ce qu’on appelle l’espoir. Je ne sais où il est passé depuis que je suis arrivée à Banff. Si tu te caches pour te jouer de moi, sache que j’ai besoin de toi plus que jamais. Même lorsque j’étais au bord du gouffre, prête à sauter vers une fin certaine, tu étais là, incarné en quelques personnes. Mais tu me boudes depuis que je suis ici. Alors je te cherche. C’est pour ça que je cours. Mais le souffle me manque, il faut que je m’arrête. Ralentissant ma course, j’aperçois au loin une silhouette sortant du lac. Je te tiens. A nouveau je me remets en marche, droit vers ma cible, ma proie. « Tu vas attraper froid comme ça. Prends. » Je retire ma veste et la lui tends. Je ne la connais pas. Mais n’aurai-je pas aimé que l’on fasse de même avec moi ?

L'eau coule sur mon corps tandis que je m'éloigne de moi. Mes pensées volent, s'envolent loin de cet endroit, jusqu'à toi. Je ne fais que rêver de nous, mais ça n'en vaut même plus la peine. Mes pensées sont si loin que je ne l'aperçois pas, elle aux cheveux de paille. Ne devine-t-elle pas l'intimité de ce moment que je passais avec mon passé? L'intimité de ce geste qui est de se laver en plus milieu d'un lac glacé de regrets? Sa veste tendue vers moi m'interpelle. Chaleur humaine entre ses pans de tissus. Ne voit-elle pas qu'il y a bien longtemps que je n'en ai pas reçu? J'attrape ma vieille serviette à senteur de toi, m'essuie sommairement et enfile ensuite sa veste. "Merci.", que je murmure. Sans même la regarder à nouveau, je m'éloigne vers le couvert des arbres pour aller y chercher mes vêtements. Mais, un semblant d'humanité me prenant, je m'arrête et me retourne, lui jetant un coup d'oeil. "Laisse-moi deux minutes, je vais mettre mes vêtements et je te ramène ta veste. T'avais pas besoin de faire ça, tu sais?"

Persuadée de la bonté de mon geste, je ne me doute pas un seul instant que ma présence dérange. A vrai dire, même si je le savais je ne m’en soucierai pas le moins du monde. Vous me direz probablement égoïste, mais après tout, tous les moyens sont bons pour échapper à ce monstre qu’est l’ennui. L’inconnue prend tout de même la précaution de se sécher dans sa serviette avant d’attraper la veste que je lui tends. Son murmure est à peine audible à mes oreilles, un maigre bruissement que je saisis au vol. Pas une once de reconnaissance. Pas même un regard. Ne te dégonfle pas. Comme une idiote je la regarde s’éloigner. Elle peut bien partir avec ma veste, cela m’est égal. J’en achèterai une autre. Une bien mieux que celle-là. A ajouter sur la liste. Résignée à retourner avec moi-même dans ma solitude, je m’apprête à faire demi-tour lorsque le son de sa voix me parvient. « Laisse-moi deux minutes, je vais mettre mes vêtements et je te ramène ta veste. T'avais pas besoin de faire ça, tu sais? » Un peu soulagée quand même. Je cache habilement ce sentiment dans un haussement d’épaule que je lui adresse. « Faut bien un minimum de gentillesse en ce bas monde. » Je suis bien mal placée pour dire ça.

« C’est ce qu’ils disent. Mais c’est marrant à quel point ça part dès qu’on se retourne, nah? » Je me détourne et monte vers le petit boisé où j’ai laissé mes vêtements. Le sable crisse entre mes orteils, et je regrette déjà l’eau froide du lac. Quelle ironie. Le sol change comme mon cœur et j’entre dans entre les branches où, je l’espère, j’échappe à son regard qui me fixait sans cesse. Je ne m’attendais pas à ce qu’on me vienne en aide. C’était bien la première fois depuis que j’étais là. Mais si elle avait su, je ne suis pas certaine qu’elle l’aurait fait. Je reprends mes vêtements qui embaument les sapins. Au moins, je sentirai la voiture avec un sens-bon pour les prochaines heures, ce qui devrait plaire à ces gens vivant ici depuis longtemps, ceux qui ne connaissent pas trop ça, la technologie et qui trippent nature. Une fois mes vêtements enfilés, je retourne vers l’inconnue qui attend toujours sa veste. Mais l’attend-elle bien ou aurait-elle préféré partir en courant quand je lui ai dit d’attendre? Tendant le vêtement vers elle, j’hoche la tête. « Merci de me l’avoir passé, au moins pour un instant. » J’aurais envie de partir, son regard sur moi me gênant. Mais je reste plantée là comme une idiote. « J’m’appelle Zahra, au fait. » J’ai rien trouvé de mieux à dire. Parce que de toute façon, il n’y a rien d’autre à dire.

C’est pas mon genre d’épier les gens, du moins je n’ai pas vocation à devenir voyeur. Je détourne donc mon regard, histoire de lui laisser un minimum d’intimité. M’enfin en plein milieu de la nature, son intimité on peut facilement se la garder, parce qu’avec tous les animaux qui traînent dans le coin… Je sais pas vraiment ce qui me pousse à rester. Après tout je pourrai très bien me casser et lui laisser ma veste. Mais il y a un je ne sais quoi en elle qui m’intrigue. Son attitude, le ton qu’elle emploie, sa démarche. C’est un tout. Elle me fait penser à moi… C’est con. Elle me tend ma veste, cette fois accompagné d’un remerciement. J’aurai été elle, je ne l’aurai probablement pas fait. Enfin j’aurai trouvé un autre moyen de le faire, mais j’exprime rarement ma reconnaissance à voix haute. J’me contente d’un sourire qui se veut amical alors que je récupère ma veste. Un silence un peu gênant s’installe. Un silence que je veux briser. Mais elle me devance. Zahra donc… J’crois que j’ai pas vraiment le choix du coup, moi aussi faut que je passe par cette coutume. « Nala. » Je renfile ma veste par-dessus mes épaules. « Alors l’eau était bonne ? » Ma question est presque ironique. Je sais très bien qu’elle sensation nous procure ce lac, il m’arrive bien souvent de m’y baigner.  

Nala. Petite fourmis prête à aider son prochain. On est bien différentes, quand j'y pense. Beaucoup trop différentes pour être amies. Venant de deux vents différents. Deux vents qui, pour un instant, ce seront croisés sur une plage loin, bien loin.  « Tout dépend des goûts, j'imagine. » J'hausse les épaules et jette un regard vers le lac.  « Tant qu'il lave mon âme, je me fous un peu de sa température en fait. » Un rire léger m'échappe. J'aime entendre mon carillon s'envoler au-dessus de l'eau, imperturbable.  « T'as une température préférée, toi? » On dirait que je lui demande sa saveur de glace préférée. Trop bizarre vu l'air frisquet qui règne. Je ramasse mon sac au sol, que j'avais laissé tomber.  « Je devrais peut-être installer ma tente pour bientôt.. T'as un endroit à me conseiller? »

Chacun y trouve son intérêt propre à venir risquer de se baigner ici. Personne n’y va dans le même but. Moi j’sais même pas pourquoi je viens là. La plus part du temps je me contente de tremper mes pieds, assise sur le ponton, et puis d’regarder les nuages qui passent en leur cherchant des formes. « Pfff… T’façon pour moi elle me parait tout le temps aussi froide. » J’hausse mes épaules en levant les yeux au ciel. Mais sa question suivante me prend au dépourvu. Merde, j’lui dis quoi moi ? « Nan désolé, je sais pas du tout où tu peux mettre ta tente, moi j’dors confortablement à l’auberge de jeunesse. » J’vaux un peu mieux que ça quand même… « Je te conseille le camping de Lake Louise, c’est pas si mal fréquenté là-bas. Mais un vrai lit ça te tente pas ? »

Je sais pas ce qui me prend, j’me sens d’un coup âme à l’aider. Bien plus qu’en lui passant une simple veste. Non, je ne me vois pas la laisser là, toute seule à elle-même, malgré le fait que je suis persuadée qu’elle pourrait très bien se débrouiller. Elle a vécu, ça se voit à ses traits. « Tu devrais pas avoir du mal à trouver. Mais je t’indiquerai le chemin si tu veux. » Je lui rends son sourire. Le premier qu’elle décroche depuis que je suis là. Je comprends ce qu’elle me dit, je comprends cette envie d’être une âme errante, sans attache. J’ai voulu l’être moi aussi. Je tente toujours de m’attacher à cette philosophie de vie, mais j’ai commencé à me faire emporter par le courant de la vie humaine. « Viens à l’auberge de jeunesse, t’es pas obligée de parler aux gens et on peut même se débrouiller pour te trouver un lit à l’écart de la foule. » Je lève à mon tour les yeux au ciel, découvrant avec bonheur les premiers flocons venant se poser délicatement sur nous.