pouce !

le rythme folk et totalement déjanté de barry louis polisar résonne à l'arrière de ton van allemand. le soleil embrase ta peau de porcelaine et t'arrache de lestes frissons le long de ton échine. un sourire niais te bouffe le visage depuis un bon quart d'heure et ton cœur palpite toujours plus violemment au creux de ta cage thoracique alors même que ta tête déborde de songes enfantins. à 90 sur sundance road, des champs d'arbres à perte de vue, tu entreprends, doucement mais sûrement, de pousser ton tacot meurtri par des années de routes jusqu'à cory mountain.
et là, à tout juste quelques mètres devant toi, une ombre se dessine timidement au bord de ladite route.
tu ralentis.

Je sais pas pourquoi j'ai tenté de marcher le long de cette route, parce que c'est long. Bon, faut aussi dire que j'en ai marre au bout de 20 minutes, de marcher. Du coup, je sais pas trop quoi faire, et puis j'ai froid... Parce qu'il fait putain de froid à banff, j'suis pas habituée. Alors après avoir trouvé un gant dans ma poche, je décide de marcher avec le pouce en l'air, bien que ma main se glace gant ou pas gant. Je tourne la tête à chaque fois qu'une voiture semble arriver vers moi, histoire de faire un regard de chien battu, jusqu'à ce que l'une ralentisse. J'imagine déjà le faux espoir de malade, je continue à marcher un petit peu, regardant le van arriver vers moi, implorant du regard. Non mais j'ai froid, vraiment, aidez-moi quoi ! Quand il arrive à proximité, genre à deux mètres, je lance, à moi-même évidemment : « Allez, s'te plait. J'ai froid... »

la silhouette filiforme d'une fille d'à peu près ton âge profile devant tes prunelles olives. les commissures de tes lèvres légèrement pincées par un sourire, tu t'arrêtes à son niveau et ouvre la porte passager.
- salut, tu vas où ?
elle semble frigorifiée. bienvenue au canada, quoi.

Il s'arrête. Il s'arrête ! Non mais j'y crois pas quoi, mon coeur rate un battement. Je crois que dans mon regard, on peut voir que j'ai juste envie de le prendre dans mes bras et de lui dire à quel point je l'aime pour avoir été le seul non-connard à s'être arrêté. Non parce que, ça fait au moins 10 minutes que je marche en en ayant marre ! C'est long, 10 minutes quand on marche dans le froid, sans autre distraction que... la route et les brins d'herbes sur le côté. Non mais vraiment, c'est d'un ennui mortel ! « salut, tu vas où ? » Je le regarde, les yeux emplis de paillettes et de joie. « S'il fait plus chaud dans ton van que dehors, j'veux bien y rester toute ma vie ! » que je lance, avant de m’apercevoir que c'est ptêtre pas la meilleure idée que j'ai eu, de balancer ça comme ça. Non parce que j'sais pas, le mec il voudra ptêtre fermer la porte et se barrer quoi, j'en ai aucune idée moi... « J'peux monter ? » que je demande, d'une voix presque apeurée maintenant. Tout en posant la main sur la poignée située sur la portière, comme ça, s'il redémarre, il aura ma mort sur la conscience...

son minois t'arrache un large sourire. c'est dans ces moments là que tu as légèrement tendance à te prendre pour un messie. du moins, plus que d'ordinaire.
- j'sais pas s'il durera encore toute une vie. (sourire) mais monte, oui.
elle prend place à tes côtés et tu reprends doucement la route.
- par contre si tu m'dis pas où j'dois te déposer j'ai bien peur que tu ne m'accompagnes jusqu'à mountain cory. j'passe en ville, j'sais pas si ça t'intéresse ?

« j'sais pas s'il durera encore toute une vie. mais monte, oui. » ce à quoi, je réponds, du tac-o-tac. « ptêtre que tu vas perdre le contrôle pendant que je suis avec toi, du coup, il aura duré une vie... », c'est plus fort que moi, faut toujours que je balance des trucs comme ça. c'est peut-être pas la meilleure idée du monde, mais voilà. c'est tout moi quoi. et puis finalement, il me dit que j'vais sans doute être obligée de l'accompagner je ne sais où si je ne lui donne pas de destination. « t'sais j'ai rien à faire, alors mountain j'sais-pas-quoi, nous voilà ! » je ferme la portière sur ces mots et prend place confortablement sur le siège passager. « moi, c'est Raph. » que je dis, en enlevant mon blouson, parce que je risque de le sentir passer quand j'vais redescendre du van si je ne l'enlève pas.

tu pouffes bêtement de rire face à sa remarque, mais n'ajoutes pas un mot. elle se prénomme donc "raph", certainement un surnom. à moins que ce soit commun au canada. t'en sais fichtrement rien après tout. t'es une grenouille.
- et moi sid. qu'est-ce que tu fais dans le coin ?

Il pouffe à ma connerie, faut croire que ça le dérange pas, c'est bien. S'il rit à mes conneries, alors ça veut dire qu'on peut passer un moment ensemble, et qu'il pourra me supporter. C'est vraiment une bonne chose, c'est vrai. Je finis par donner mon surnom, parce que c'est juste pas possible pour les gens de prononcer mon prénom, du moins, les anglophones... Il donne le sien aussi, je crois et dans la foulée, il me demande c'que j'fais là. « Enchantée, c'est un surnom aussi ou bien ? » et j'enchaîne quasi-directement. « C'que j'fais là... tu veux dire, à banff ? Ou sur cette route interminable ? » Non parce que la différence est quand même assez grande...

- ouais (rire) mon vrai prénom c'est sidoine, m'enfin ça pue un peu j'trouve, y'a que mes parents qui m'appellent comme ça.
sidoine ça fait macédoine quoi. t'en as souffert en primaire, bordel de bite.
- oh bah les deux écoute, tant qu'à faire. c'est pas comme si le temps nous manquait. on est pas à mountain cory avant une bonne heure.
surtout avec cette vieille épave allemande. d'ailleurs, tu baisses légèrement le son de la musique, histoire de vous entendre sans avoir à gueuler comme une gardienne d'immeuble.

Oh putain, ce prénom ! J'ose quand même rire, il trouve lui même que son prénom sucks, alors pourquoi me priver. « T'sais à quoi ça me fait penser ? A la macédoine. C'est français comme truc, j'suis désolée. Disons que ça ressemble au coleslaw ici, je crois. Enfin, aux coleslaw pleins de sauce qu'on peut trouver en Angleterre, du moins. Et qui sont pas de vrais coleslaw, mais peu importe. Sidoine, macédoine, c'est pareil. » Et j'me marre encore, c'te comparaison est énorme, j'trouve. S'il comprend pas le français, ce mec ne sera pas vexé. Sinon, j'suis dans la grosse merde. Et puis il dit qu'il m'écoute, qu'on a encore une heure devant nous et que j'peux donc raconter pourquoi j'suis à banff et pourquoi j'étais... là où j'étais y'a dix minutes. « Alors, j'suis venue à Banff pour prendre du recul. J'ai quitté la Suisse du jour au lendemain parce que j'avais besoin de faire le point sur ma vie, mes études, ma relation avec mon copain et tout ça. Il l'a plutôt mal pris, d'ailleurs, mais il a compris que j'en avais besoin. » Et finalement... « Ensuite, c'que je foutais là... Sincèrement, j'en ai aucune idée. J'ai juste décidé d'explorer, de marcher un peu, seulement c'était pas la meilleure idée que j'ai eu, vraiment pas ! »

une main sur le volant, l'autre sur ta cuisse, tu fixes la route tout en écoutant la douce voix de raph. raph qui, justement, rapproche inévitablement ton prénom à cette mixture de légumes dégueulasse qu'on trouve en grande surface : la macédoine.
- mes parents ont des goûts de merde niveau prénom, mon frère aussi a pris cher. (un temps) par contre tu m'parles de coleslaw mais...j'vois pas du tout c'que c'est. c'est la première fois que j'entends c'nom. (sourire)
ton van allemand a beau être bruyant -outre la musique, évidemment- tu ne l'échangerais pour rien au monde. ceci dit, autant l'avouer, niveau conso d'essence, ce connard te trou le cul.
- ouais j'vois, c'est vrai que banff c'est plutôt pas mal pour se changer les idées. c'est qu'ça allait pas fort avec ton copain ?
tu lui adresses une discrète œillade avant de te reconcentrer sur sundance road.

Bon, faut croire qu'il aime pas ma blague, Sidoine la macédoine. C'est dommage, parce qu'elle était drôle. « Tu connais pas le coleslaw mais tu connais la macédoine ? Tu viens d'où toi ? » Il a pas l'air d'avoir un accent que j'connais, donc j'ose me demander quoi. « C'est quoi le prénom de ton frère ? Salade de fruit ? » dis-je, avant d'ajouter un léger « pardon... », presque honteux. Et puis j'lui raconte ma vie et il me lance, accompagné d'un petit regard : « ouais j'vois, c'est vrai que banff c'est plutôt pas mal pour se changer les idées. c'est qu'ça allait pas fort avec ton copain ? » hm... c'est compliqué à expliquer, c'est surtout super long. « J'ai... l'impression qu'il me trompe. Mais j'ai aucune preuve contre lui, je peux rien dire et je peux rien faire la mesure ou je n'ai que quelques suppositions. Et ça a engendré de nombreuses engueulades, et puis un jour, j'en ai eu marre. On s'est engueulé, et j'ai claqué la porte, j'ai fait mes affaires et j'suis partie pour Banff. C'était un putain de coup de tête, mais j'le regrette pas. Je sais pas pour combien de temps je suis là, ptêtre que j'rentrerai pas en Suisse... » C'est pas mon genre, de me livrer au premier inconnu, mais j'me dis que j'en donne pas encore trop. « Et toi ? T'es ici depuis longtemps ? »

à mesure que vous vous rapprochez du centre ville, les plantations d'arbre laissent place à quelques usines éparses. de nouveau, raph te dérobe un sourire amusé.
- de paris. (un temps, tu manques d'exploser de rire) non non, quand même, y'a que bourvil pour entrer dans des délires pareils ! mon frère s'appelle lubin. lubin, lutin, tu vois le genre quoi.
tes parents aiment le ridicule. la faute à leur éducation sûrement un peut-être trop sectaire. enfin bref, votre discussion dérive sur un sujet un peu plus sérieux.
- arf, ça craint ça. et du coup tu t'sens mieux ou ça t'manque la suisse ?
oui car bon, mine de rien, toi, tes parents ils te manquent un peu. lubin aussi, même si c'est un petit con. ton petit con.
- j'ai emménagé à calgary début juillet pour continuer mes études. là ça fait que deux jours que j'suis sur banff. c'est un pote de ma fac qui m'en a parlé, du coup j'ai ramené mes miches pour voir un peu l'phénomène.

Oh, bah il vient de Paris. Ca s'entend pas tellement dans son accent, d'habitude, les français ont un accent de merde que je ne supporte pas. Mais lui, eh bien, ça va. Je prends pas le temps de faire une remarque là-dessus, cependant. On est dans notre discussion sur les prénoms, alors je tente de deviner celui de son frère, tout aussi ridicule, il paraît. Et effectivement... Lubin, c'est un prénom qui doit bien te faire prendre cher à l'école et tout, surtout en France. « Y'a des gens, on devrait ptêtre leur interdire de faire des enfants... Avec tout le respect que j'ai pour tes parents, mais excuse-moi, faut pas l'aimer, ton gosse, pour lui donner un prénom pourri pareil. Mais alors quand, en plus, ils récidivent... », j'dis ça sur le ton de la rigolade, évidemment. J'ai pas envie qu'il le prenne mal... Ma survie dépend de lui, quand même, faut pas l'oublier ça ! « Ah, et comme t'es Français, t'as le droit de connaître mon prénom entier. Enfin j'imagine que tu t'en doutes. J'm'appelle Raphaëlle, et comme t'es capable de le prononcer, c'est d'autant plus cool. » et puis, j'lui parle en Français, parce que ça me saoule de parler en Anglais avec des gens qui sont capable de s'exprimer dans ma langue maternelle. « Nan, la Suisse ne me manque pas. Mon copain un peu, mais j'tente de passer outre, disons que je dois apprendre à vivre sans lui pendant un temps, et surtout, prendre du recul. », tant qu'on parle de langue natale et tout, et qu'il me pose la question, hein. Et puis finalement, il me parle de sa propre expérience, et je hoche la tête. « J'vois le genre ! Et t'aimes bien Banff ? Ou t'as hâte de pouvoir te barrer le plus loin possible ? Tu fais quoi comme études, d'ailleurs ? »

un léger rictus s'esquisse sur ton minois. pour le coup, tu as compris hein. pas la peine d'en rajouter une tonne de plus.
- ce sont de vieux prénoms français. ça change des quinze milles "louise", "marie", "pierre", "kévin", ou même "raphaëlle".
petit pic glissé comme si de rien n'était. si tu es susceptible ? oui. dans la limite du raisonnable. disons plutôt que tu manques de patience les trois quarts du temps. enfin, passons. tu continues de l'écouter, le regard rivé sur la route. tu ne rebondis plus vraiment tu ce qu'elle dit et répond simplement aux question.
- banff c'est juste pour deux semaines, le temps que je fasse mon stage et que je profite de mes vacances. après je retourne à calgary jusqu'à mi juillet, puis je rentre en france pour revenir vivre avec mes parents et mon frère. (un temps) bah...banff c'est sympa, y'a des supers beaux paysages, mais c'est paumé comme ville. 'fin j'y resterais pas pendant un mois non-stop. la ville ça m'manque vite. (sourire, un temps) j'fais des études de commerce. je termine ma troisième année, là, et ensuite je fais mon M1 en france, puis mon M2 j'sais pas où.

« ce sont de vieux prénoms français. ça change des quinze milles "louise", "marie", "pierre", "kévin", ou même "raphaëlle". » ouh, il a pas kiffé ! enfin c'est pas grave, un sourire amusé nait sur mes lèvres, « c'pas faux, c'pas faux ! » que je lance, sans plus. parce que j'ai rien à dire de plus, pour défendre mon prénom ou quoi, j'm'en fous un peu, à vrai dire. et puis il commence à raconter c'qu'il va faire dans un futur proche, qu'il va se casser de banff d'ici pas long, etcétéra. « y'a aucune chance pour que j'te revois un jour, du coup, n'est-ce pas ? » pas que ça va me manquer, mais j'demande quand même. « enfin, j'te souhaite toute la réussite possible, et si tu peux, fais ton master ailleurs qu'en France. genre apprends une autre langue, j'sais pas... l'allemand ou l'espagnol genre. un truc qui serve. »

et tu hausses les épaules, toi-même incertain quant-à ton avenir à banff.
- j'en sais trop rien. y'a que si je m'attache à quelqu'un que je reviendrais à banff. et t'façon non, quand bien même je m'attache à quelqu'un ici, je l'emmène avec moi. c'est trop rural pour moi, ici. pour des vacances c'est bien, mais toute l'année c'est la mort.
son petit monologue de conseillère d'orientation t'arrache un sourire railleur. et, tout en quittant enfin la ville, crâneur que tu es, tu lui rétorques :
- c'est c'que j'compte faire, mais pour le M2. Ou pour l'année de césure entre le M1 et le M2. L'allemand ça sert à que dalle. L'espagnol ça passe, même si j'ai pas un niveau de dingue je sais à peu près bien parler la langue. c'que j'aimerais bien apprendre c'est le portugais, histoire d'aller étudier au brésil. ou sinon tout c'qui est norvège, suède, danemark, c'est pas mal aussi. m'enfin la langue là bas c'est hard. pis ça caille, c'est ça qui est casse-couille.

j'me marre lorsqu'il me répond quant à ma question sur un possible retour à banff. « et si jamais tu t'attaches à un groupe ? » parce que j'pense pas forcément à une seule personne, moi. j'peux être tellement attachée à des amis que j'aurai jamais envie de les quitter, et puis il peut aussi avoir un harem, j'sais pas. quoi qu'il en soit, c'est pas trop possible de t'attacher à un groupe et de tous les emmener avec toi, parce qu'il y aura toujours des réfractaires à cette idée. et j'me marre de nouveau quand il commence à parler des langues qu'il aimerait étudier et tout. « t'oses me dire que la norvège, la suède et le danemark te font peur, et t'es au canada ? c'est quoi ton problème ? » j'rigole, évidemment. enfin, à propos de la seconde phrase, je crois pas qu'il est taré. mais ouais, je comprends pas pourquoi ça lui fait tant peur. « bon, par contre, la langue, j'compatis. » bon après, si j'devais apprendre une langue, ce serait soit l'espagnol soit l'allemand. en suisse, l'allemand c'est très important. l'italien déjà un peu moins... l'espagnol, disons que c'est le bonus si quelqu'un veut travailler dans les hôtels des grandes villes comme Zürich, Genève et tout.

- les groupes c'pas trop mon délire. (sourire)
et pourtant, c'est ce que tes études tendent à faire prévaloir -enfin, en théorie- même si tu te retrouves entouré d'individualistes de première qui n'hésite pas à te chier dessus pour voler plus haut.
- ahah baaah attends, le canada c'est tranquille, les gens parlent uniquement anglais et français. t'as déjà entendu un norvégien parler ? c'est pire que d'l'allemand ! (rire)
tu ralentis légèrement, histoire de pas trop pousser sur l'moteur.
- après, j'pense pas que j'travaillerais ailleurs qu'en France. j'ai mes parents là bas, j'préfère être pas très loin d'eux. ou la suisse ouais, c'est cool, c'est un pays qui m'botte pas mal. (tu lui adresses un sourire en coin) quand j'avais...15ans j'crois, j'suis parti un jour à Lausanne avec des copains. c'est pentu comme ville putain ! (rire)