Bon, d'accord, reprenons. Dans ce sens. Non, celui-ci peut-être ? Il se frotte les yeux. Assis à une table de cette drôle – mais charmante – boutique qui vend des chocolats en plus de servir du café, Grimm essaie de trouver dans quel sens se lit la carte qu'il tient entre les mains. Il a toujours été nul en sens de l'orientation, à croire qu'il a des gênes féminins pour ce coup-ci. Fraichement arrivé, il est simplement... perdu. Complètement paumé, même, ouais. La serveuse vient déposer devant lui le cappuccino qu'il a commandé, et le blondinet la remercie avec un sourire aussi riche qu'une poignée de billets. Elle rougit, un peu, mais Grimm ne le remarque pas. Il est de nouveau plongé entièrement dans la contemplation de sa carte. « Bon on reprend... Si je suis passé par là, et qu'on m'a déposé quelque part vers ici, alors là je devrais être... » mais le crissement d'une chaise, à sa table, en face de lui, interrompt son monologue et le français relève de suite ses yeux, deux lumières bleues, qui rencontrent alors ceux de l'inconnu(e) venu s'installer, sûrement par manque de place dans la bâtisse.

Soudainement, c'est comme une évidence. Bien sûr qu'il est là. Au fond sur le moment, il se fiche d'où il est. En plus d'être là, il est surtout ici, à boire un cappuccino où une mousse est parsemée d'un chocolat comme il n'en avait jamais goûté. Et qu'en face de lui, se tient surtout une jolie jeune fille. Il n'aurait jamais osé, lui, faire ce qu'elle vient de faire. Il la regarde avec un silence peuplé de créatures curieuses pendant un instant, avant de baisser les yeux vers sa carte et son doigt, pointé quelque part. Un sourire distrait vient se coller à ses joues. « C'est vrai que vu comme ça, je dois être ici. » Une lueur de malice s'allume au fond de l'océan de ses yeux. Comme l'écume, qui chevauche les vagues. « Merci. », qu'il murmure doucement, avant de tremper les lèvres dans son café. Il ne la quitte pas des yeux. Il ne sait pas trop si c'est impoli, mais Grimm, il aime bien regarder les gens. Il aime bien s'inventer des histoires, il aime bien se servir de leurs visages pour les introduire dans ses pages, tard le soir. « Je peux t'offrir quelque chose à boire ou à manger en échange de ton aide ? » demande-t-il doucement, en repliant minutieusement sa carte, qui a l'air un peu abîmée. Sous ses mots habiles, on devine son accent français, qui cisaille un peu le contour des lettres. Il ne lui a même pas encore demandé son nom. C'est comme s'il oubliait, parfois, les choses les plus habituelles.

Il attend sa réponse, avec la patience d'un sage. En attendant, il détaille mentalement son visage, comme s'il voulait le dessiner plus tard, ou juste se le rappeler. Il observe la pâleur de son teint laiteux, ses grands yeux doux, ses cheveux dorés. Ses lèvres, qui semblent plus douces encore. Affichant toujours le même sourire engageant, Grimm pose ses bras sur la table pour se pencher un peu en avant. « Ou bien les deux ? » Sans même attendre sa réponse, il lève la main lorsqu'une serveuse passe. « Est-ce qu'on peut avoir un cappuccino en plus, ainsi qu'un croissant au chocolat au lait ? » qu'il commande, à sa place. Elle n'aime peut-être pas le café. Ni les croissant. Ni même le chocolat au lait. Il a toujours été comme ça, Grimm. Il invente, il essaie, il teste, même si c'est pour sa manger un mur. Alors, il rapplique son attention sur elle. Son sourire, lui, est constant. « Voilà, c'est choisi. En échange, je peux avoir ton nom ? »

Lova. En fait, c'est comme s'il le savait déjà. Ou s'il avait pu le deviner, parce que ça lui va comme un gant. Comme si c'était normal. Il hoche doucement la tête, plongeant le bout de ses lèvres dans le cappuccino, un peu de mousse de lait venant s'agripper à celles-ci. Il l'essuie doucement du revers de la main. Ses yeux sont attirés alors par un mouvement ; la serveuse qui revient avec leur butin. Il la remercie muettement, avant de pousser la commande vers, donc, Lova. « Tiens. Bon appétit. » fait-il avec un petit clin d'oeil amusé. Il aurait envie de sortir son appareil photo, mais il a peur que ça ne se fasse pas trop. Pourtant il adore, vous savez. Prendre des photos. De tous les visages qu'il croisent, et surtout de ceux qui le marquent. « Au fait, Lova, moi c'est Grimm. » Bon, d'accord, ce n'est pas du tout français. Mais son père est britannique, alors ça explique ceci. Peut-être.

« Tu vas me dire ça. » répond-il doucement, avec un sourire toujours aussi serein. À sa question, Grimm se met à sourire encore plus. Comme s'il allait lui confier un secret, il se penche vers elle, ses yeux bleus pétillants de quelques étoiles directement volées des cieux. « En effet ! Les frères Grimm ont écrit quelques contes. J'ignore pourquoi ma mère m'a appelé ainsi. » Et il ne le saura jamais, à présent. Ne montrant pourtant aucune trace de peine, il passe une main pour ébouriffer, machinalement, ses mèches blondes. Il a remarqué que ses joues ont un peu rougi. Il trouve ça terriblement craquant, en fait. Il préfère largement ce genre d'attitude que celle des allumeuses de première classe, que les mecs de son âge préfèrent pourtant côtoyer. Il se replace confortablement dans sa chaise, avant de boire une nouvelle gorgée chaude. « Bon alors Lova - il adore prononcer son prénom – ça fait longtemps que tu es ici du coup ? Tu vas peut-être pouvoir m'aider à me repérer un peu ! »

« Tu m'en vois ravi. » répond-il doucement, observant toujours un peu son sourire, et ses beaux yeux étoilés. Comme dans un moment hors de l'espace-temps, plus rien ne compte d'autre que d'être là, avec cette douce inconnue, dans un café qui sent bon le chocolat. Il fait mine d'afficher une moue déçue, comme un enfant boudeur. Mais très rapidement, son jeu de petit comédien s'effrite, et Grimm retrouve son sourire étincelant, où brûle mille soleils blancs. « Ce n'est pas grave, on pourra toujours la découvrir petit à petit ensemble. » Il ne s'rend pas compte que c'est comme une invitation, que ça veut peut-être dire qu'il veut la revoir alors qu'ils ne se sont même pas encore quittés. Qu'il aimerait bien la découvrir, un peu plus, mais qu'il n'ose pas vraiment. Parce qu'elle est une inconnue, encore un peu. « Enfin, si tu veux bien sûr. » s'empresse-t-il de répondre, un sourire bancal sur les joues, une lueur de malice brillant dans ses yeux clairs. Il prend encore une fois une lampée de son café, avant de pencher la tête sur le côté, comme un chat. « Tu étais où, avant ? »

Il aime. Sa façon de raconter. Sa manière d'utiliser les mots, non pas comme des armes, plutôt comme des amis. Ses étoiles dans les yeux lorsqu'elle se rappelle le chemin parcouru, comme mille comètes dans un ciel obscur. Grimm n'a pas besoin d'étoiles, lui. Il a le ciel lumineux au fond des yeux. « Tu as l'air d'avoir beaucoup voyagé, je t'envie. » confie-t-il, sans une once de jalousie pourtant, plutôt avec une pâle admiration. Il l'écoute, il boit ses paroles lentement, en prenant son temps, en absorbant ses mots, ses silences, ses hésitations, les rondeurs des syllabes qui s'extirpent de sa gorge. « Je suis entièrement d'accord avec toi. » qu'il fait doucement. Parce que c'est vrai, parce que c'est un sacré point commun que d'avoir la même philosophie de vie. Il baisse doucement les yeux vers sa tasse, sans la toucher pourtant. Juste pensif. Juste rêveur. Juste Grimm.

Il sent son regard sur lui, mais au début, il ne relève pas les yeux. Lui aussi il est loin dans ses pensées, lui aussi il s'est jeté corps et âmes perdus au fond d'un gouffre sans fin : celui de l'imaginaire. Il sourit, tout seul. C'est marrant, on dirait qu'il n'a pas conscience d'être dans un lieu public. Que d'un seul coup, on l'aurait jeté au milieu d'une foire, perdu entre les rires d'enfants. Mais il ne l'ignore pas. Au contraire, il l'écoute avec toute la concentration possible, Grimm. Et quand il se réveille, qu'il relève la tête d'un seul coup, il laisse ses yeux la surprendre alors qu'elle le décrit dans sa tête, il laisse ses iris se confronter aux siens. Une confrontation si douce, si brute. « Je n'ai pas encore pu partir d'ici. Je viens d'y arriver. » Il découvre ses dents dans un sourire presque gênant. Celui qu'on envie, celui qu'on admire. « Je viens des pieds de la tour Eiffel. Paris, tu connais ? » Bien sûr qu'elle doit connaître, mais le monde est si grand, alors comment savoir ? Grimm pose un coude sur la table, et sa tête sur sa main. Il plonge au fond des yeux voyageurs en face de lui. « Les gens font toujours la tête, là-bas tu sais. Ils râlent, ils courent contre le temps, ils pestent contre la grisaille, ils n'aiment pas les étrangers, ils chahutent les uns contre les autres dans le métro. C'était pas pour moi, tout ça, ils disaient que j'étais un soleil. Et les soleils, y en n'a pas là-bas, alors je suis parti. » fait-il, sans se départir de son éternel sourire.

Les yeux de Grimm se parent d'une flamme aussi clairvoyante qu'éphémère. Il secoue la tête précipitamment, en se penchant en avant. Comme pour la convaincre, comme pour lui faire comprendre, comme pour l'apprivoiser. « Non, Lova. Il faut avoir envie d'y aller. C'est la plus belle ville que je connaisse, parce que c'est celle qui m'a élevée. » Il lui adresse un clin d'oeil, comme une promesse. Comme pour lui dire, t'en fais pas Lova, un jour on ira, je t'y emmènerai, on s'ra que toi et moi.  « Ce sont les gens qui sont gris, au fond. »

Il la regarde toujours. La laisse comprendre, la laisse apprendre. Il ne pense pas plus savoir. Peut-être juste a-t-il vécu autrement. Au travers de ses yeux clairs comme la mer. Il sourit, parce qu'il aime bien l'écouter parler, même si c'est juste pour dire un mot. Elle semble intégrer quelque chose qui lui avait échappé jusqu'ici. Qui échappe même à Grimm, qui la regarde avec deux globes ronds en guise d'yeux. Ses mots lui font venir un drôle de rouge aux joues, comme une épidémie. Il a un peu chaud. Dans sa tête aussi, c'est l'incendie. Bleu, Grimm. « C'est mon métier, mon passe-temps. Transporter les gens. Les gens comme toi, Lova. » Il s'est penché, et est venu frôler le dos de sa main de la sienne. Il la retire, comme si le contact l'avait un peu électrifié. Et la passe dans ses cheveux, faits de monts et collines dorés. « Et toi, t'es carrément un feu d'artifice. » Boum. Comme ça, dans le ciel, dans le ciel de ses yeux.

Y a un silence qui tombe. Comme une pierre. Un boomerang, mais Grimm ne le reçoit pas dans la figure. C'est un silence troublant. Il est grand, immense, et pourtant si fin. Un silence remplit de mots. De mots qu'on ne dit pas. De ces paroles à demi-tues. De secrets inavouables qu'on aimerait pourtant se crier sous les toits. Un silence électrique, de deux corps qui s'aimantent. De deux âmes qui se rencontrent, en face à face, garde à vous parfait des chimères de l'esprit. Un silence, fait de vols d'oiseaux libres, fait de nuées d'hirondelles. Putain, ce silence mes enfants. Jamais vous n'en aurez vu d'aussi bruyant. Grimm ferme les yeux. Une fraction de seconde, une fraction de temps, une fraction de mathématique. Attendez, quoi ? Il n'arrive même plus à penser correctement. Son cerveau n'est plus qu'un carnaval déjanté. D'explosions de couleurs. Les idées, les pensées, tout s'entremêle, se cognent les unes aux autres. Bousculades. « Et si on sortait ? » Ça s'est échappé de tes lèvres. Mots fugitifs. Question en fuite. Parce qu'ici, t'es trop loin, Lova. Y a cette putain de table entre toi et moi, et ça me semble être un pays entier qui nous sépare. Que dis-je. Une galaxie entière.

Sortir. S'enfuir. Il étouffe là. Il étouffe d'elle, de sa présence, de son regard, de son odeur. Il étouffe, et c'est si bon. Mais intenable. Il veut sortir. S'en aller de cet endroit devenu trop petit pour lui et ses envies. En fait, il n'veut pas que quelque chose de physique les sépare. Il aimerait se rapprocher, mais cette putain de table l'en empêche. Le maintient à une distance qui, très soudainement, est devenue une torture. Elle veut. Elle veut sortir, t'entends Grimm ? Que tu l'emmènes, loin d'ici, loin de la misère des rêves déchus. Sans attendre plus encore, il laisse un billet sur la table. Il y a sûrement trop. Peut-être pas assez. Il s'en fiche, à cet instant, car ce n'est qu'un billet, merde. Et le regard de Lova dans le sien, ça, ça n'a pas de prix. Alors il se lève. Un peu brusquement; la table tangue. Il est tout maladroit. Il attrape sa délicate main – la sienne est un peu moite, mais bientôt, elle se fond dans la peau douce de Lova. Et sans un mot, il l'entraîne dehors. Le vent froid ne rafraichit même pas le feu qui brûle en lui. Il fait quelques pas tout au plus, et cherche son regard avidement. Il a terriblement envie de plus. De toucher son corps, de porter son coeur. Loin d'ici.

Il n'a pas lâchée sa main. Ne veut pas la lâcher. Il est traversé par un courant électrique qui l'ébranle de tout son long. Qui lui électrise le corps. Le coeur, surtout, bon sang. Il fait des saltos. Comme des infarctus à chaque respiration. Elle tremble. Elle tremble, bon sang Grimm, fait quelque chose. Alors, il l'attire à lui. Contre lui. En lui. Il lui ouvre tout. Ses bras, son coeur. Et l'entoure. La cerne. Une muraille humaine, une marée solaire, de chaleur pure et brute, contre le froid du dehors. Le vent ne passe plus, Grimm la protège. Alors, il se permet. Alors, il se libère. Les chaines sautent. Le train déraille, dans sa tête. Ce n'est plus qu'un cheval libre, qui galope fièrement, sans se soucier des frontières qu'il ne devrait pas franchir. Une de ses mains remonte. Dans son cou, l'effleure à peine, pour plonger dans ses cheveux. Il emmêle ses doigts à ses mèches soyeuses. Essaie de démêler les noeuds dans son cerveau, et tous ces court-circuits qui le dévorent, qui le disjonctent. Grimm oublie. Grimm s'oublie. Alors, de l'autre main, il remonte doucement son menton. Quand il croise son regard, clair et limpide, c'est comme une évidence. Ses lèvres viennent doucement caresser sa joue. Un doux effleurement, comme une brise. Puis, il plie un peu plus le cou. Penche la tête. Ferme doucement l'océan de ses yeux. C'est la marée basse. Ses lèvres viennent chercher celles de Lova. Les trouvent, dans une facilité déconcertante. Une évidence, je vous dis.