T'as marché toute la journée pour trouver un tabac ouvert, pas moyen. C'est dimanche, tout est fermé, t'es tombée dans une ville de bons petits chrétiens bien droits où quoi ? T'es crevée, t'as mal dormi dans ton hôtel miteux parce que pour le moment t'as rien trouvé de mieux et les cernes que t'as sous les yeux sont si lourdes qu'elles te tirent vers le bas. Ça fait longtemps que tu n'as pas mangé aussi, t'y peux rien c'est cette histoire de tabac, elle te tourne dans la tête, tu ne penses qu'à ça, obsession. Et tu t'en veux mais tu craques, tu prends la dernière cigarette de ton paquet et saisis ton briquet pour l'allumer, les mains tremblantes alors que ton organisme anxieux réclame sa dose de fumée cancérigène. Puis soudain tout bascule, quelqu'un te rentre dedans, tu fais tomber ta clope qui s'écrase dans une flaque d'eau, en même temps dans ce trou il pleut tout le temps, et t'as l'impression qu'avec elle c'est ta vie qui vient de s'écraser au sol. C'est la fin. « Putain tu peux pas regarder où tu vas espèce de connard ? » T’aboies après le fautif alors que tu te retiens d'écraser ta main sur sa figure.

je promène dans banff, les mains dans la poche ventrale de mon sweatshirt et mes écouteurs au fond de mes oreilles, je sautille un peu des fois, je balance ma tête au rythme de la musique. je regarde les vitrines, pis peut-être que je trouverais une annonce, un petit job. peut-être. mais là, tout de suite, je me prends quelqu'un de plein fouet. j'enlève mes écouteurs précipitamment et regarde la fille qui m'engueule. bin, dis, tu pourrais être polie, j'ai pas fait exprès moi.. je lui reproche un peu, mais pas méchamment. en fait, je suis même désolé de l'avoir percutée comme ça, j'voulais pas. en plus ça a l'air de la mettre dans un drôle d'état.

C'est comme si toute la fatigue et la colère que tu ressens depuis que t'as posé les pieds dans cette ville était contenue en toi depuis trop longtemps et qu'elle venait de péter à la gueule du premier maladroit qui passe. Il t'observe pendant que tu lui grogne à la figure, toi c'est différent, tu le fusilles du regard, prête à le mordre.  « bin, dis, tu pourrais être polie, j'ai pas fait exprès moi.. ». Il a une voix un peu innocente, de gosse qu'on viendrait réprimander pour on ne sait quelle connerie. Ça t'exaspères encore plus, sans que tu saches trop pourquoi. « Mais je m'en fous d'être poli, j'ai pas envie d'être poli avec toi putain, t'as foutu ma dernière clope en l'air !  ». T'as l'air un peu dingue, à gueuler comme ça. Ça te libère.

oh mais. elle est vraiment, vraiment en colère. je la regarde avec des yeux ronds, elle s'énerve tant que ça juste pour une cigarette? elle doit être à bout de nerfs, la pauvre. oui ben j'ai pas fait exprès moi j'te dis.. je soupire un peu, pis je sors mon paquet de cigarettes et le lui tends. tiens, sers-toi, pis arrête de crier comme ça. elle va me donner une migraine juste quand j'ai réussi à m'en débarrasser, de mes migraines. j'en profite du coup pour glisser une cigarette entre mes lèvres et me l'allumer. une cigarette de la paix? peut-être que ça la calmera, moi j'espère.

Il a des yeux ronds comme deux roues de charettes, te fixe sans sembler comprendre. T'as bien envie de l'attraper et de le secouer un peu. Surtout quand il te répète « oui ben j'ai pas fait exprès moi j'te dis.. ». Tu t'en fous qu'il ai pas fait exprès, le résultat est le même, et puis encore heureux qu'il n'ai pas fait exprès, t'aurais bien voulu que ses dents aillent rejoindre ta clope par terre si ça avait été le cas. « tiens, sers-toi, pis arrête de crier comme ça. ». Il te tends son paquet de clope. Tu le fixes un instant parce qu'il te coupe net dans tes hurlements, pis peut-être bien qu'au fond t'as pas plus envie d'une clope que de continuer à crier pour déranger la terre entière. Du coup t'ajoutes rien, tu prends une cigarette de son paquet sans lâcher un remerciement ou quoi et tu l'allumes avec ton zippo avant de la glisser entre tes lèvres. Tu expires lentement une longue bouffée de fumée. « Pas terrible. C'est du tabac chinois où quoi ? ». Tu grinces. mauvaise foi.

bon, elle est un peu calmée mais c'est pas trop encore ça. au moins, elle ne crie plus, c'est un bon point pour moi et pour ma tête. en tout cas, elle accepte de prendre une cigarette et ça, je considère ça comme une victoire. une petite victoire, toute petite, mais une victoire quand même. puis c'en est plus vraiment une quand elle critique mes cigarettes. je fais la moue et j'hausse les épaules. j'sais pas c'est tout ce que j'ai trouvé ici, c'est du tabac c'est tout ce qui compte. bin oui, c'est quand même mieux que rien. ou mieux que du tabac mouillé. mais ça, j'vais le garder pour moi, j'ai pas tellement envie qu'elle m'étripe. c'est bon, tu cries plus?

Tu le provoques un peu, t'essayes. T'aurais préféré qu'il crie, qu'il pleure, qu'il réagisse enfin, que tu puisses évacuer ta rancune jusqu'à la dernière goutte, jusqu'au dernier souffle. Mais il est là, il ne t'offre que son indifférence, son visage un peu gamin, un peu trop sage, et tout ce qu'il daigne t'apporter c'est des messages de paix et de silence. « j'sais pas c'est tout ce que j'ai trouvé ici, c'est du tabac c'est tout ce qui compte. ». Non, c'est pas tout ce qui compte, parce que le tien était meilleur, et maintenant il est juste par terre. Tu ne lui dis pas, il ne comprendrait rien, puis t'as pas envie de sentir sur toi le regard interrogateur de ses yeux de bambi. « c'est bon, tu cries plus ? ». Tu crispes ta mâchoire et t'apprêtes à lui balancer une pique lorsque t'es prise du quinte de toux qui te fait presque cracher tes poumons par terre. C'est comme si Dieu t'ordonnait de fermer ta gueule, en plus maintenant t'as les yeux qui te piquent et tu manque de souffle. « Non ». Du coup c'est tout ce que tu parviens à lâcher entre deux raclements de gorge.

je lui demande si elle arrête de crier parce que si elle doit s'y remettre, je veux quand même être préparé. pis de toute façon bin si elle crie encore, je m'en vais. j'vais quand même pas rester à me faire crier dessus sans raison. j'suis pas fou. pis là, elle s'étouffe et dit qu'elle va plus crier. c'est déjà ça. mais quand même, elle s'étouffe et pis ça m'inquiète un peu. mais quand elle s'arrête de tousser, je souris un peu. bin faut pas fumer si t'as pas l'habitude. oh je me moque pas moi, je dis ça gentiment, juste pour détendre un peu l'atmosphère.

T'arrêtes enfin de tousser, t'as du avaler ta fumée de travers, tu sais pas, peut-être que c'est lui qui t'as jeté un sort, t'as appris avec le temps qu'il fallait toujours se méfier des bonhommes qui ont l'air de réclamer leur mère avec les yeux, ce sont souvent les pires. « bin faut pas fumer si t'as pas l'habitude. ». Tu lèves les yeux brusquement sur lui, tu résistes avec peine à l'envie de l'étrangler, si tu le fais pas c'est surtout parce que ça impliquerait de lâcher ta précieuse clope et depuis le temps que tu l'attendais, tu ne tiens pas à écourter tes retrouvailles avec la nicotine si prestement. Tu ne sais pas trop si c'est un sketch ou quoi, mais t'as quand même l'impression qu'il est jerry tu sais, la petite souris qui se fout de la gueule du chat mais qui fini toujours par gagner, et toi t'es ce con de tom qui se ridiculise un peu plus à chaque épisode. Et puis sans prévenir ça te reprend, et te voilà qui tousse de nouveau comme un tuberculeux, parce que la première fois ne suffisait pas sans doute. « J'vais crever.. ». Tu gémis.

je la taquine un peu pour détendre l'atmosphère et elle s'étouffe encore plus, elle arrête pas de tousser pis je fronce les sourcils. ah non, hein, elle va pas mourir devant moi, c'est hors de question. no.fucking.way. je la tire vers un banc à côté et la fais s'asseoir. poses ta cigarette. je la lui prends des mains. deux cigarettes entre deux doigts, j'ai l'air bête. pis je sors une bouteille d'eau de mon sac et la lui tends. jamais personne n'est mort à côté de moi, j'veux pas que ça commence aujourd'hui. s'il te plaît. pis j'lui souris un peu.

Il fronce les sourcils, t'as l'impression un instant qu'il va partir, en même temps que veux-tu qu'il fasse, il n'est pas médecin, pis de toute façon t'es pas super gentille alors il pourrait bien te laisser mourir de ta tuberculose sur le trottoir, ce ne serait pas ses affaires. Pourtant il est là, et puis il te fait t'assoir sur un banc, tu te risquerais peut-être à le remercier qui sais, si tu n'étais pas en train de t'étouffer. « poses ta cigarette ». Ah ça, t'as pas super envie. T'as déjà eu assez de mal à l'obtenir. Pourtant il te la prend des doigts et te glisse une bouteille entre les mains à la place. Tu l'ouvres et avale quelques longues gorgées.« jamais personne n'est mort à côté de moi, j'veux pas que ça commence aujourd'hui. s'il te plaît. ». Tu crois que c'est bon, la crise est passée. « Merci. C'est à cause de la météo, j'ai du chopper une merde, il fait tout le temps moche ici.. ».

je la fais s'asseoir, je prends soin d'elle. j'veux pas qu'elle meure, même si elle a pas l'air de beaucoup m'aimer. pis finalement, quand elle calme sa toux avec mon eau, ça a l'air d'aller mieux. elle a même l'air plus gentille, plus calme. alors moi, je lui souris et je m'assieds à côté d'elle. bienvenue au canada. je lance avec un léger rire. je lui rends sa cigarette, enfin, la mienne, que je lui ai donné. tu viens d'où?

« bienvenue au canada. ». Ouais. Bienvenue dans ton nouveau pays, avec son temps de merde et ses habitants tous plus étranges les uns que les autres. La preuve est à côté de toi, assise sur ce banc. Dans ton bled d'avant personne ne t'aurais offert une clope ou un peu de conversation en échange d'un connard. T'aurais eu droit au mieux à des insultes, au pire à quelques coups, et puis ça se serait arrêté là. Quand t'y penses, votre situation est franchement étrange. Du coup tu le dévisages, peut-être avec un peu trop d'insistance, en te demandant si c'est la vierge marie qui s'est incarnée en bonhomme ou s'il a pris de la weed et que ça a un effet barbapapa sur lui. Il n'a pas l'air drogué, pourtant. Tu reprends ta clope sans la porter à tes lèvres, parce que t'as un peu peur de repartir dans une quinte de toux incontrôlable. « tu viens d'où? ».. Tu met un instant avant de répondre à sa question. C'est pas bien compliqué, pourtant, mais tu sais pas, ça te fait comme un petit pincement là, juste dans la poitrine, de penser à avant. « J'vivais en Italie depuis trois ans avant de débarquer dans ce trou. »., tu finis par lâcher. « Toi t'es d'ici, non ? T'as pas l'air d'avoir beaucoup connu le soleil. ». Tu lui retournes la question, un peu par politesse, un peu parce que t'as envie qu'il reste, pour le coup tu sais pas trop pourquoi.

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